Résultat : le vainqueur peut bien être porté aux nues, il n’aura pas le gouvernement souhaité, son père se verra refuser la plupart des grâces demandées pour ses officiers et il ne recevra de la Reine que des compliments dépourvus de chaleur. Monsieur le Prince prit alors sa plus belle plume pour écrire à son fils : « Vos affaires vont mal, vos services sont peu reconnus, vos alliés maltraités et vos ennemis avancés… », ce qui ne parut pas troubler outre mesure le jeune homme qui répondit que, pour le moment, il avait Thionville à assiéger selon les désirs du cardinal Mazarin, mais pour le Roi, et que c’était tout ce qui lui importait…
Or l’un des premiers gestes d’Anne d’Autriche, Régente de France, avait été de rendre définitivement le domaine de Chantilly à la princesse Charlotte de Bourbon-Condé qu’elle aimait beaucoup. Si elle avait retenu jusque-là le présent annoncé peut-être prématurément, c’était en raison de la santé déclinante de son époux. Le Roi s’était pris d’affection pour le beau domaine des Montmorency, et surtout pour sa forêt où il aimait chasser, le préférant parfois à son petit Versailles. Lui demander la signature alors que sa fin approchait eût été cruel. Pourtant, elle avait su, peu de jours avant sa mort, qu’il ne s’y serait pas opposé.
Au soir du baptême de son fils, dont Charlotte avait été choisie pour être la marraine, il avait dit à son épouse :
— Quand je n’y serai plus, vous restituerez Chantilly à la Princesse…
— Que ne le faites-vous vous-même ?
— Non. C’est la trahison du duc Henri qui l’a rapporté à la Couronne. Je ne peux pas plus lui pardonner que rendre la vie au coupable. Venant de vous qui êtes son amie et offert à la marraine de votre fils, cela change tout !
A l’hôtel de Condé, la joie avait été immense, même si Monsieur le Prince avait continué de ronchonner sur ce qu’il considérait comme un déni de justice.
— J’aurais compris qu’on le donne à Enghien en récompense de sa magnifique victoire, mais à vous… !
— Eh bien, quoi, « à moi » ?
— A une marraine on offre des dragées, pas des châteaux !
— Quand on s’appelle Henri II de Bourbon-Condé peut-être ! Pas quand on est… Louis XIV ! Vous allez siéger au Conseil de régence, cela devrait vous suffire ? Au moins pour le moment.
— Avec ce faquin de Mazarin comme ministre ? Voulez-vous le fond de ma pensée ? J’ai l’impression de me retrouver une bonne vingtaine d’années en arrière après la mort de votre amoureux parfumé à l’ail, quand nous avons dû subir les caprices et les rodomontades de Concino Concini !
— Je n’ai pas remarqué que celui-là eût été cardinal.
— Non. Il était ce qu’il était et ne s’affublait pas d’une simarre ainsi que celui qui n’est même pas curé de village !
— Oh, vous m’agacez, Monseigneur ! Allez donc là où votre devoir vous appelle, c’est-à-dire au Louvre, et moi je vais donner l’ordre que l’on attelle et visiter mon cher Chantilly ! Ne soyez pas en peine de moi, ce soir, je demanderai l’hospitalité de notre cousine Bouteville ! Elle va être si heureuse de notre retour ! Son Précy n’est qu’à une lieue du domaine !
— Qui pensez-vous emmener ?
— Isabelle et François, naturellement, Marie de La Tour…
— Et Mme la duchesse de Longueville ?
— Ma foi, non, je vous la laisse ! Elle préfère attendre que le château ait retrouvé un semblant d’ordre.
— Ce qui signifie qu’elle s’apprête à recevoir dix ou douze thuriféraires venus encenser et cajoler la sœur du vainqueur, que l’on va chanter, danser ou Dieu sait quoi, et qu’il me sera impossible de trouver un endroit tranquille sous mon propre toit.
— Tant mieux, parce que vous n’avez rien à y faire. Que ne retournez-vous au Louvre ?
— La joie vous égare, ma chère ! Vous avez oublié que Sa Majesté ne pouvant plus se supporter dans cette vieille bâtisse a décidé de porter ses pénates dans le superbe Palais-Cardinal qui est tout voisin… et qui va s’appeler le Palais-Royal ! Si, comme je le pense, vous allez la remercier tout de suite, c’est là qu’il vous faut adresser votre lettre…
— Vous faites bien de me le rappeler ! En ce cas, je vais l’écrire sur-le-champ et vous pourrez la remettre vous-même…
Un instant calmée, la colère de Monsieur le Prince repartit de plus belle.
— Vous voulez que moi, prince du sang, je joue les messagers sous l’œil goguenard de ce damné Beaufort dont chacun sait qu’il est amoureux de la Reine et qu’il dirige tout là-bas ?
— Il est encore là ?
— Et il a l’intention d’y rester. Souvenez-vous…
En effet, le jour même de la mort de Louis XIII, Anne d’Autriche avait fait rappeler de leur exil sur leurs terres de Chenonceau, Anet, etc., les princes de Bourbon-Vendôme issus de Gabrielle d’Estrées, et en premier François de Beaufort qu’elle avait aussitôt présenté au petit Louis XIV en disant : « Mon fils, voici M. le duc de Beaufort, votre cousin et notre ami, à qui je vous confie ainsi que votre frère… Il saura veiller sur vous. Il est le plus honnête homme du royaume… »
La phrase avait frappé toute l’assistance, à commencer par le cardinal Mazarin qui avait senti vaciller les pouvoirs à lui confiés par Richelieu d’abord, Louis XIII ensuite. Honnête, certes, Beaufort l’était, et d’une vaillance qui lui aurait valu jadis un siège à la Table ronde. C’était en outre un homme magnifique, généreux et bon compagnon, mais aussi nul en diplomatie qu’en orthographe, et, s’il était sujet aux coups de cœur pour les femmes, il n’avait au fond de lui-même qu’une seule vraie passion : la mer. Ce qu’il souhaitait surtout, c’était retrouver le merveilleux titre d’amiral de France qu’avait porté son père, César de Vendôme, et dont Richelieu l’avait privé ainsi que du gouvernement de Bretagne.
Entre Condé et lui, ce n’était pas le grand amour – Monsieur le Prince lui avait refusé la main d’Anne-Geneviève. Encore moins peut-être qu’avec Mazarin qu’il considérait comme un faquin sans se donner beaucoup de mal pour le dissimuler.
Investi de la confiance pleine et entière d’Anne d’Autriche qu’il aimait en secret, il croyait tenir la réalisation de ses rêves les plus fous et se comportait en conséquence…
— Vous avez mille fois raison ! soupira Charlotte. Mais s’il espère se débarrasser de Mazarin, je crois qu’il se trompe. Ce renard a toujours fort bien su s’y prendre avec la Reine, et cela ne date pas d’hier. Déjà, quand il était nonce du pape et qu’il venait à Paris, il avait su s’attirer sa sympathie en lui apportant, à chaque voyage, une foule de petits cadeaux tels qu’une femme aime à en recevoir. En outre, il parlait espagnol… et enfin je me souviens avoir entendu la Reine faire allusion à une « légère ressemblance avec le duc de Buckingham » dont nul n’ignore qu’elle l’aimait…
Le silence tomba, laissant chacun des deux époux à ses réflexions, mais la Princesse le rompit sans tarder :
— Après tout, faites ce que vous voulez ! Pour l’instant, il n’y a rien de plus urgent à mes yeux que d’aller revoir mon Chantilly bien-aimé !