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Quelque chose se coinça dans la gorge d’Isabelle, comme s’il y avait eu des cailloux dans son lait, mais elle n’en laissa rien paraître.

— Vraiment ? Je l’ai trouvé fort aimable tout d’un coup… mais sans plus !

— En vérité ? Ah, comme vous me soulagez, chère cousine, car j’avais très peur qu’il ne vous prenne à son piège !

— Piège ? Le vilain mot !

— C’est malheureusement celui qui convient. En réalité, il est toujours aussi épris de Marthe du Vigean et n’a pas renoncé à faire dissoudre son mariage pour l’épouser…

— Alors que sa femme vient de lui donner un fils ? Cela me paraît difficile !

— C’est quasi impossible ! Vous l’ignorez peut-être encore, mais, quand on aime à ce point, aucun obstacle ne rebute ! Quoi qu’il en soit, afin que l’on cesse de le harceler à propos de Marthe, ce qui contraint la malheureuse à se cacher souvent, il a pensé que si elle n’était plus sous les feux de la rampe et si l’on pouvait le croire épris d’une autre… – donc vous ! –, insista-t-elle, ses véritables amours seraient à l’abri et pourraient s’épanouir à loisir. Vous comprenez  ?

Si elle comprenait  ? Mais il aurait fallu être idiote pour qu’il en soit autrement ! Blessée au plus profond mais raidie dans son orgueil, elle articula :

— On me fait l’honneur de m’allouer le rôle du chandelier ! C’est bien cela ?

— Tout à fait ! J’ai toujours su que vous étiez intelligente ! C’est pourquoi je n’ai pas voulu vous laisser vous fourvoyer ! Car je connais le charme de mon frère, et il ne faut pas que vous vous y laissiez prendre ! Et comme de toute façon il ne pourra jamais se séparer de sa folle, il rêve dans le vide ! Aussi devez-vous d’abord penser à vous qui êtes si jeune, et songer à vous trouver un bon mari comme celui de votre sœur. Marie-Louise ne fait pas de bruit. Tellement discrète que dans un salon on s’aperçoit à peine de sa présence, et pourtant elle va devenir marquise de Valençay. Ce qui n’est pas rien…

— … pour une fille sans dot ! Vous devriez ajouter cette précision afin de parfaire le tableau !

Mme de Longueville lui jeta un regard noir.

— J’ai trop d’amitié pour elle, comme pour vous d’ailleurs, pour ce genre de discours ! dit-elle, pincée. A présent je vous laisse, chère Isabelle ! Pleinement rassurée sur votre avenir, car je sais qu’ils sont nombreux ceux que vous avez ensorcelés ! Le joli titre de marquise vous siérait si bien !

— Comme à ma sœur, je sais ! Mais vous oubliez cette histoire de ruban qu’il y a entre nous. Pas moi !

— Oh ! Ce n’est qu’un détail ! N’y pensez pas trop !

Et elle sortit là-dessus. Juste à temps pour éviter à Isabelle, qui n’en pouvait plus de retenir sa colère, de lui envoyer à la tête son bol vide !

— Espèce de garce ! gronda-t-elle entre ses dents. Le venin que tu viens de cracher, je te le ferai ravaler ! Et avec des intérêts en plus ! Tu as voulu la guerre ? Eh bien, tu l’auras ! Oh, que j’ai mal !

Son pied, en effet, venait de se rappeler à son souvenir, ce qui n’arrangea pas son humeur ! Se sentir éclopée ajoutait encore à sa fureur, donnant naissance à une idée fixe : sortir d’ici ! Rentrer à la maison où elle n’aurait pas à affronter des dizaines de regards faussement apitoyés, car elle faisait toute confiance à « la Longueville » pour ébruiter l’affaire du chandelier…

Mais comme il arrive au Seigneur de prendre en pitié les petites jeunes filles malheureuses, la voiture de Mme de Bouteville apportant une lettre à Madame la Princesse, rappelant Isabelle, arriva une heure plus tard : ayant à préparer le mariage de Marie-Louise, Mme de Bouteville réclamait la présence de sa fille cadette…

6

Deux lettres perdues

Pourtant, Isabelle ne rentrerait pas chez sa mère de sitôt. A peine eut-elle lu la lettre de sa cousine que Madame la Princesse faisait irruption dans sa chambre, presque en larmes.

— Vous êtes sûre que votre chère mère a tout son bon sens ? se plaignit-elle. Quels sont donc ces préparatifs qu’elle entreprend à Précy alors que le mariage de votre sœur doit avoir lieu chez nous ? Elle ne peut tout de même pas l’avoir oublié ?

— Sans doute fait-elle allusion aux apprêts de Marie-Louise elle-même. Il faut réunir tant de choses pour qu’elle puisse présenter figure honorable à son entrée dans les demeures d’un époux aussi fortuné !

— Cela j’en suis d’accord… Mais pourquoi aurait-elle besoin de vous pour cela ? Et je comprends d’autant moins que vous avez passé le mois d’août en sa compagnie  !

Isabelle ouvrit de grands yeux. Est-ce que, par hasard, son départ contrarierait Mme de Condé ? Mais pour quelle raison ? Après une infime hésitation, elle posa la question et, à sa grande surprise, elle vit poindre une larme, vite effacée cependant, mais dont l’explication la bouleversa :

— Nous rentrons à Paris tout à l’heure pour une affaire… désagréable et… je tiens à vous avoir auprès de moi ! J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour vous – comme pour François, mais puisque Enghien a décidé de se l’attacher, vous seule me restez. Alors si vous partez vous aussi…

Sans plus se soucier de son pied, Isabelle se laissa glisser à ses genoux.

— Mais je ne demande qu’à rester auprès de ma Princesse ! Elle a tant fait pour moi et pour mon frère ! Comment pourrions-nous ne pas déborder de reconnaissance et d’affection ? Il faut écrire sans tarder à ma mère que nous quittons Chantilly… et qu’elle n’aurait que faire d’une éclopée au milieu de ses préparatifs !

Elle se garda bien d’ajouter qu’il eût été normal pour la Princesse de se tourner vers sa fille, mais Charlotte avait déjà compris.

— Il y a des moments dans la vie, voyez-vous, où le désir d’une simple et douce affection se fait sentir. Je ne doute pas un instant de celle de ma chère fille, mais elle n’a jamais l’idée de se confier au giron maternel. Elle est… je crois que c’est le mot : cuirassée d’orgueil ! Selon elle, seul son frère peut la comprendre…

— Peut-être parce qu’ils sont vos enfants et fiers de l’être. C’est on ne peut plus naturel…

— Sans doute, et la modestie n’est pas ma qualité première… Mais nous nous égarons et il faut que je vous raconte ce qu’il s’est passé durant ce mois d’août où vous et François séjourniez chez votre mère !

— Mon petit frère était surtout à la rivière ! Quand il ne s’y baignait pas, il pêchait ! On ne le voyait guère qu’aux repas, et encore ! Mais je vous demande pardon pour cette digression…

— Ce n’est rien. Quoi qu’il en soit, il s’est passé chez nous une affaire désagréable dont je redoute les suites, car c’est pour cela qu’Enghien rentre à Paris sans attendre d’être rappelé. Je ne sais si le bruit vous en est parvenu, mais le mariage avec M. de Longueville n’a pas porté bonheur à ma fille…

— C’est le contraire qui eût été étonnant ! Une telle différence d’âge…

— Ce n’est pas cela le pire, mais bien Mme de Montbazon qui supporte mal que son amant ait pris femme si jeune et si belle. Elle cherchait comment s’en prendre à sa réputation quand le hasard mit une arme sur sa route. Elle donnait ce soir-là, dans son hôtel de la rue Barbette, une brillante réception où se trouvaient deux gentilshommes que la guérison d’une blessure avait retenus à l’écart des armées : Maurice de Coligny, fils du maréchal de Châtillon, et Gérard de Maulevrier. Quand les invités se furent retirés, une de ses suivantes apporta à la duchesse deux lettres tombées de quelque poche masculine, deux lettres de femme, donc débordant de tendresse, et ne laissant aucun doute sur la nature des relations unissant le gentilhomme à une noble dame. La première était une lettre de rupture, mais la seconde disait entre autres : « Je souffre pour trop aimer et vous pour n’aimer pas assez. J’espère que je n’aurai point de regrets d’être vaincue dans la résolution que j’avais faite de ne plus y retourner. »