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— Bon ! En tout cas, dépêchez-vous de partir à présent ! On vous rejoindra plus tard !

La portière se referma. Le cocher enleva ses chevaux et le lourd véhicule s’ébranla cependant que, devant la maison, la bataille continuait et, malheureusement, le concierge, croyant que des bandits voulaient envahir l’hôtel, se démenait courageusement… et se faisait tuer. Ce qu’Isabelle ne cessa de regretter quand elle le sut. Enfin Marie-Louise, toujours sans connaissance, fut transportée chez elle et confiée aux soins de ses femmes.

Pendant ce temps, dans l’habitacle du carrosse, la « touchante victime d’un odieux enlèvement », comme l’annoncerait bientôt La Gazette, riait de si bon cœur dans les bras de son ravisseur qu’il ne parvenait pas à lui prendre ce premier baiser si longtemps attendu.

— Ai-je bien joué mon rôle ? Ai-je bien crié ?

— Presque trop ! Vous avez été… grandiose ! J’ai redouté que vous n’ameutiez tout le quartier. Et demain Paris et la Cour sauront avec quelle vaillance vous vous êtes défendue. Mais maintenant, ma douce, ma bien-aimée, accordez-moi de savourer ma récompense…

— Savourez ! fit-elle joyeusement.

L’instant suivant, elle ne riait plus, bouleversée par ce baiser sous lequel elle se sentit fondre. Ce n’était pas le premier qu’elle recevait : trop hâtifs peut-être ou alors inexpérimentés, ils ne lui avaient laissé qu’un souvenir fugitif, et celui d’Enghien l’avait révoltée. Gaspard, lui, était un maître…

Eduqué par Marion de Lorme, il savait jouer d’un corps féminin en artiste, mais cette fois il ne s’agissait plus de jeu. Cette fille adorable avait allumé en lui tous les feux de la passion. Ses lèvres avides ne quittaient la tendre bouche que pour la peau, si veloutée, du cou et de la gorge découverte par le décolleté de la robe de satin dans le nid de fourrures qui protégeaient Isabelle du froid. En dépit de l’incendie que ses baisers allumaient dans son sang et qui l’incitaient à le laisser aller jusqu’au bout de son désir, elle trouva assez de force pour le repousser gentiment quand il voulut dégrafer sa robe…

— Vous voulez me faire mourir de consomption  ? protesta-t-elle avec un sourire. Et cela sous les yeux des laquais ? Souffrez que j’attende un peu de solitude pour m’offrir à vous tout entière.

— Vous êtes trop belle, mon cœur ! Vous me rendez fou…

— En ce cas, je serai sage pour deux ! conclut-elle en remontant ses fourrures. Au fait, où allons-nous ?

— A Château-Thierry, qui est à M. de Bouillon, mais qui nous est acquis.

— C’est loin ?

— Vingt lieues environ…

— Alors essayons de dormir ! Nous aurons meilleure mine en arrivant…

Le voyage ne fut pas exempt d’émotions. La voiture versa – sans trop de dommages ! – et il fallut la remettre sur ses roues, ce qui n’entama en rien la joie des fugitifs. Gaspard prêta main-forte à ses serviteurs, cependant qu’assise sur un talus Isabelle regardait. Enfin, dans la matinée, on fut à destination, où Enghien avait fait le nécessaire pour que tout soit préparé. On alla droit au château où le gouverneur, M. de Raigecourt, les conduisit à la chapelle, après leur avoir accordé un répit d’une demi-heure pour effacer les traces de la route. Là, ils furent entendus en confession puis mariés par un prêtre, lui en pourpoint de buffle et elle en robe de bal, avec sur les cheveux un voile prêté par Mme de Raigecourt. Un notaire avait enregistré leur engagement sur le plan civil en leur faisant remarquer que, si la mariée était proche de ses dix-huit ans, l’âge permettant de se passer de l’approbation familiale, ce n’était pas le fait de celui qui devenait son époux : il s’en fallait d’un an qu’il eût atteint les vingt-cinq ans exigés pour un garçon.

— Ce sera vite passé ! assura Gaspard radieux.

La bénédiction nuptiale tombée sur leurs têtes inclinées et leurs mains jointes, Isabelle pensait que, après les avoir conviés à dîner, on les conduirait à leur chambre où, après l’amour, ils pourraient prendre un repos auquel, pour sa part, elle aspirait à la suite d’une journée fébrile et une nuit blanche…

Eh bien, non !

Ce qui les attendait à l’issue du repas espéré, c’était une autre voiture nantie de chevaux frais… et des bagages. Et comme Isabelle tournait vers Gaspard un regard surpris à la limite du mécontentement, il l’attira à lui.

— Croyez que nul plus que moi ne souhaite la divine solitude à deux, mais il n’en demeure pas moins que nous sommes en fuite et qu’à chaque moment nous pouvons voir surgir les gardes que l’on a dû lancer à nos trousses. Il nous faut gagner un refuge…

— Et on le trouve où, ce refuge ?

— A Stenay, qui est une place forte des princes de Condé. Là, nous n’aurons plus rien à craindre !

— Et… c’est loin ?

— Oh, grosso modo trente-cinq lieues…

— Trente-cinq lieues ! Vous auriez dû me prévenir ! Je serais allée à la fête de Mme de Rambouillet en robe de bonne laine, bien douillette, un col remontant jusqu’aux oreilles et plusieurs châles ! Je vais périr gelée, moi, dans votre Stenay !

— Il m’étonnerait ! Outre ce manteau fourré vous aurez… ce qui se trouve dans cette malle… et mes bras pour vous tenir chaud ! Croyez-moi quand je vous dis qu’il faut à tout prix nous mettre à l’abri ! Selon la loi, un enlèvement est passible de mort ! Sinon, si vous désirez rentrer à Paris… ? ajouta-t-il avec tristesse.

Du coup elle retrouva son sourire.

— Vous savez bien que non ! Mais pour vous punir ne pas m’avoir prévenue quand nous sommes partis, ne rêvez pas d’un acompte sur notre nuit de noces dans la voiture !

— Je vous promets d’être sage. Mais je veux des baisers, plein, plein de baisers… au cas où nous serions rattrapés avant d’atteindre Stenay…

Gaspard n’avait pas tort de vouloir s’éloigner le plus possible. A Paris, en effet, on s’occupait beaucoup d’eux. Et cela commença dès que Mme de Valençay eut repris ses sens. Comme elle n’était pas dans la confidence, la brutalité de l’enlèvement lui avait causé une peur bleue vite changée en indignation en constatant qu’on lui avait occis son concierge. Elle envoya in petto un messager à l’hôtel de Condé où sa mère séjournait et le résultat ne se fit pas attendre.

Minuit sonnait à l’horloge du Palais-Royal et la Reine s’apprêtait à se mettre au lit quand on vint lui annoncer que la princesse de Condé demandait instamment à être reçue.

— A cette heure ?

— Oui, Votre Majesté ! répondit Mme de Motteville, sa suivante préférée. J’ajoute qu’elle n’est pas seule : Mme de Bouteville l’accompagne, tout échevelée, le col déchiré, les habits à demi rompus, et aussi Mme de Valençay qui pleure comme une fontaine.

— Faites-les entrer, ma bonne Motteville, et voyons de quoi il retourne.

Ce qu’Anne d’Autriche vit alors ne laissait pas d’être pittoresque. La Princesse, pas autrement émue d’ailleurs, soutenait sa cousine dont l’accoutrement bizarre pouvant laisser croire que quelqu’un l’avait malmenée provenait sans doute de ce qu’elle avait sauté à bas de son lit en chemise et camisole, enfilant par-dessus un ou deux vêtements que dans sa colère elle avait dû déchirer. La meilleure preuve en étant qu’elle avait les pieds nus dans ses pantoufles.

— Madame, commença la princesse Charlotte en s’efforçant à la gravité, je vous amène une pauvre femme désespérée qui vient vous demander justice contre M. de Coligny qui vient d’enlever sa fille Isabelle…

Redoublement de sanglots de la mère, soutenus par les plaintes de Marie-Louise pleurant toujours la mort de son concierge plus que le « départ forcé » d’une sœur dont elle n’avait jamais beaucoup apprécié l’humeur folâtre.