En effet, on n’avait guère vu Anne-Geneviève depuis plus d’un an. Il y avait eu ce voyage en Westphalie et aux Pays-Bas pour accompagner son époux, au cours duquel elle avait rencontré une multitude de beaux esprits dont les doctes écrits lui avaient permis de briller d’un éclat nouveau à l’hôtel de Rambouillet : celui d’une penseuse éclairée dont les airs profonds joints à sa nonchalance habituelle donnaient à Isabelle une folle envie de lui taper dessus.
Depuis son retour, on ne la voyait pas davantage parce qu’elle avait accouché presque aussitôt d’une petite fille et que, au bout de peu de temps, elle s’était retrouvée enceinte… mais pas du même géniteur. Si la fillette – morte récemment – était bien de son époux, l’enfant à venir, s’il avait été légitimé, aurait pris place dans la noble lignée des La Rochefoucauld.
De plus Son Altesse n’appréciait pas la présence quasi constante auprès de sa mère de la jeune duchesse de Châtillon, mais, outre que la princesse Charlotte appréciait sa compagnie, Isabelle n’avait pas eu la possibilité de monter le train de maison auquel son rang – et la fortune héritée par Gaspard – lui donnait droit.
Bien qu’il fût immensément riche mais encore plus ladre que le défunt Prince de Condé, le vieux maréchal n’avait jamais jugé utile d’acheter un hôtel à Paris, partant de ce principe que le seul convenable pour quelqu’un de son nom eût été celui du défunt amiral de Coligny, l’aïeul massacré lors de la Saint-Barthélemy, sis rue de Béthisy, proche du Louvre. Or il appartenait maintenant au gouverneur de Paris, ce duc de Montbazon si copieusement trompé par sa femme. Gaspard s’était contenté d’un appartement de garçon où il résidait rarement.
Quant au château de Châtillon-sur-Loing, Isabelle n’y avait fait qu’une brève visite en compagnie de son époux, le temps de se faire mettre à la porte par une belle-mère atrabilaire qui n’avait jamais pardonné à Gaspard sa conversion. Mais comme ce vaste château ne possédait pas les grâces de Chantilly, Isabelle, qui adorait ledit Chantilly, ne s’en souciait pas trop et prenait la vie comme elle venait.
Une seule chose – importante il est vrai ! – avait changé pour elle : son titre de duchesse lui avait ouvert largement les portes de la Cour où elle n’était admise jusque-là qu’en tant que fille d’honneur de la princesse de Condé. Elle avait droit désormais au « tabouret », privilège envié qui permettait de s’asseoir en présence de Leurs Majestés. Isabelle avait pris possession du sien avec d’autant plus de joie qu’elle avait été accueillie avec un plaisir évident. Sa grâce, sa gentillesse, sa gaieté primesautière jointes à une éclatante beauté lui avaient valu d’y remporter tous les suffrages – ou presque ! –, et surtout les plus importants : de la Reine, de Mazarin et en particulier du jeune Louis XIV, déjà sensible à dix ans au charme féminin. Il aimait la regarder, respirer son parfum, la cajoler, ce qui fit réagir la muse de Benserade :
Si vous êtes prête
Pour une autre conquête,
Châtillon, gardez vos appâts,
Le Roi ne l’est pas !
Mais, en fait de conquêtes, elle en fit d’autres, et en tout premier le duc de Nemours, l’un des hommes les plus séduisants de la Cour. « Nul ne dressait avec plus de grâce une tête hardie sur la longue collerette de dentelles, nul ne jouait mieux de la rapière, nul n’excellait plus galamment aux bouts rimés ! » Il était marié à Elisabeth de Bourbon-Vendôme, sœur du duc de Beaufort, mais savait à merveille courtiser une femme sans que la sienne eût à s’en offenser. Un talent utile quand on s’adressait à l’épouse de l’un des plus valeureux guerriers de l’époque ! Isabelle l’écouta, lui sourit beaucoup, mais n’accorda d’autre faveur que sa main à baiser. Elle entendait rester sage. Pour le moment tout au moins !
Elle aurait eu pourtant quelques raisons. Quand Gaspard était à Paris pendant la période de repos du guerrier qu’engendrait l’hiver, celui-ci menait la vie la plus dissipée qui soit avec la bande des amis de Condé – y compris son jeune beau-frère François ! –, ne se souvenant de sa femme que par intervalles qui le précipitaient alors dans son lit aussi ardemment qu’au premier jour, sans lui cacher son espoir d’obtenir un fils de ce corps ravissant, puis repartait chez l’une ou l’autre de ses maîtresses, dont la principale demeurait Mlle de Guerchy.
Cet état de choses, s’il peinait de moins en moins Isabelle, entretenait chez Mme de Bouteville une fureur latente :
— C’était bien la peine de monter toute cette comédie, de bouleverser le ciel et la terre pour en arriver là ! fulminait-elle quand sa fille venait passer quelques jours à Précy. Il est vrai que l’on peut tout attendre de ces parpaillots mal blanchis ! Et si encore il vous couvrait d’or et de joyaux ! Mais vous n’en avez guère plus qu’au temps où vous étiez fille !
Et comme la philippique s’achevait en général par une référence à « l’excellent mariage » de sa sœur aînée qui en était déjà à son deuxième enfant, Isabelle espaçait ses visites parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’arguments à opposer… et qu’elle se demandait parfois si, en vieillissant, Gaspard, si bien engagé sur le chemin du bâton de maréchal – il commandait en second l’armée de Condé –, ne suivrait pas aussi son père sur celui de la pingrerie.
Si la température ne baissa que d’un ou deux degrés dans la nuit, aucun bruit suspect ne vint la troubler. Pourtant on ne dormit guère à l’hôtel de Condé et, quand le petit jour s’annonça, Guérin fit dire à la Princesse par ses femmes qu’elle ne devrait pas différer plus longtemps son départ…
En effet le jour revenu éclaira les chaînes toujours tendues, les boutiques toujours fermées et les bourgeois toujours armés. On découvrit surtout les premières barricades élevées à la faveur de l’obscurité, mais ce n’était rien encore. Quand sur le quai des Grands-Augustins un émeutier reconnut le chancelier Séguier se dirigeant à pied vers le Parlement – il avait été contraint par les chaînes et barricades d’abandonner son carrosse –, il réussit à échapper en se réfugiant au fond d’un placard de l’hôtel de Luynes, alors inoccupé, en compagnie de son frère l’évêque de Meaux, auquel il se confessa, croyant sa dernière heure prochaine. Mais heureusement pour lui les rebelles fouillèrent l’hôtel sans le découvrir. Ce furent le maréchal de La Meilleraye et le lieutenant civil, appuyés par deux compagnies de gardes, qui les tirèrent de là, mais, par la ville, il y avait déjà des morts…
C’est ainsi que débuta la Fronde, une crise très grave qui allait durer quatre ans, dissimulée sous l’appellation anodine d’un jeu d’enfants parce que ni d’un côté ni de l’autre on n’imaginait qu’il s’agissait en réalité d’une guerre civile…
Cependant la voiture de Mme de Condé, qui avait franchi dès l’aurore la porte Saint-Jacques à laquelle on accédait rapidement de son hôtel comme du Luxembourg, roulait sans encombre sur la rive gauche de la Seine vers Charenton…
Ses occupants eurent la surprise de trouver à Chantilly plus de monde que d’habitude et, en premier lieu, Condé en personne… au fond de son lit ! Non seulement il subissait une nouvelle attaque de sa fièvre habituelle, mais en outre il avait essuyé devant Furnes une mousquetade qui l’avait atteint à la hanche, lui causant une blessure plus douloureuse que dangereuse mais qui l’empêchait tout de même de monter à cheval.
Guenault, son médecin de campagne, lui ayant conseillé d’aller prendre les eaux à Forges, il avait aussitôt choisi de rentrer à Chantilly, sachant bien que, grâce à la prévoyance de sa mère, on y entreposait en permanence nombre de bouteilles du fameux liquide.