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— Ce sera fait, Monseigneur !

En dépit de sa colère, Isabelle admira l’élégance avec laquelle le cavalier faisait volter sa monture. Après un dernier salut, il s’élança au galop suivi de Bastille, ce géant qui l’avait enlevée, elle, et dont elle savait qu’il manifestait à son époux – et à lui seul ! – un dévouement de chien fidèle, qui vivait à l’écart des autres serviteurs et qu’en conséquence elle n’avait pas souvent rencontré, même durant le séjour à Stenay où, il est vrai, elle ne voyait pas grand-chose en dehors de la chambre où ils s’étaient tant aimés…

Ce départ la soulageait. Cela lui évitait, au cas où Gaspard serait venu frapper à sa porte, de le jeter dehors avec un fracas à la mesure de sa colère, mais elle ne s’en demandait pas moins s’il ne serait pas préférable qu’elle aussi s’éloigne. La proximité de Condé la gênait. Il n’aurait que trop beau jeu de lui démontrer qu’elle n’avait vraiment aucune raison de le repousser alors que son mari la bafouait si ouvertement, mais il eut l’intelligence de n’en rien faire.

Ce qui vint, ce fut Agnès, la camériste de la Princesse, qui venait s’enquérir si elle était déjà couchée.

— Madame la Princesse prie madame la duchesse de venir auprès d’elle.

— Je viens tout de suite, répondit la jeune femme en vérifiant dans son miroir que les larmes n’avaient pas laissé de traces révélatrices.

Charlotte était couchée.

— Venez près de moi ! invita-t-elle en tapotant le bord de son lit où Isabelle vint s’asseoir en essayant de sourire dans l’espoir de donner le change, mais en vain. Inutile de me faire accroire que vous n’avez pas pleuré. Les hommes sont ainsi : essentiellement polygames ! Même quand ils clament qu’ils vous aiment… J’ajoute que la personne en question ne mérite pas qu’une seule de vos larmes coule à son propos…

— Qui est-ce ?

— Mlle de Guerchy ! Vous n’en avez jamais entendu parler ?

— Si, mais je ne pensais pas qu’elle pût avoir quelque importance. Une courtisane, j’imagine ? Comme Marion de Lorme ?

— Oui et non. Peu de beauté, mais un aplomb du diable ! Joint à une vaste ambition !

— Que veut-elle ? Ma place ?

— Oh, elle la prendrait volontiers… faute de mieux ! Elle vise haut, beaucoup plus haut ! Que diriez-vous de la couronne d’Angleterre ?

— Qu’elle me paraît fort aventurée depuis qu’un certain Cromwell lui a déclaré la guerre. Je ne vois pas comment cette femme peut y accéder.

— N’auriez-vous pas oublié le jeune prince Charles qui est venu à la Cour au dernier printemps ? Il vous fit alors une cour aussi timide qu’émerveillée. C’est cela que la Guerchy ne vous a pas pardonné. Elle ne s’occupait que de lui et Dieu sait s’il en avait besoin ! Et puis vous êtes apparue… et il n’a plus vu que vous ! Aussi at-elle fait le maximum pour se venger…

— En me volant mon époux. Il semblerait qu’elle ait réussi, fit Isabelle avec amertume.

— N’y accordez pas trop d’importance et laissez votre Gaspard faire l’imbécile en exhibant sa jarretière ! Que ne donnez-vous plutôt la vôtre à ce charmant Nemours ? Il est fou de vous et une bonne moitié des femmes de la Cour vous l’envient ! A commencer, j’ai l’impression, par ma fille !

— Elle ? Mais il n’est bruit que de la passion qui l’unit au prince de Marcillac.

— L’un n’empêche pas l’autre. Son aventure avec François de La Rochefoucauld est née de leur haine commune envers Mazarin. Marcillac est un homme terrible dans ses inimitiés comme en amour. Il a déjà failli tuer en duel le jeune Miossens parce qu’il osait aimer Anne. Quant à elle, ce qu’elle ne pardonne pas à l’Italien sorti de rien, c’est que mon fils, un Condé, son frère bien-aimé, le serve…

— Mais… ce n’est pas Mazarin qu’il sert : c’est le Roi ! L’autre n’est que son serviteur.

— C’est ce que, tellement imbue de sa caste, elle n’arrivera jamais à comprendre. Et vous le savez pertinemment ! Partout où se lèvera un danger menaçant le ministre, elle y sera. Et si Paris se hérisse de barricades, soyez sûre qu’elle s’active au milieu…

— Elle est enceinte… avança Isabelle en se demandant ce qui lui prenait de plaider pour son ennemie.

— Oui, de cet homme dont la sombre passion la fascine et en qui elle se reconnaît ! Je ne vous cache pas qu’elle me fait peur, parfois…

On ne demeura pas longtemps à Chantilly. Une chaîne continuelle de courriers y apportait jour après jour des nouvelles de la capitale. Qui connut un succès : Broussel et Blancmesnil ne restèrent enfermés au château de Saint-Germain – et non à la Bastille comme on l’avait cru ! – que deux jours et Paris s’apaisa. Les barricades disparurent mais non les mauvais bruits qui couraient sur Mazarin, et cette fois sans oublier la Reine que des placards insultants appliqués nuitamment par des mains invisibles traînaient plus ou moins dans la boue.

Quelques jours plus tard, le Cardinal envoyait le Roi et son frère cadet au château de Rueil où il les suivit dans la nuit en compagnie de la Reine. Aux députés qu’envoya aussitôt le Parlement pour demander le retour du Roi, Anne d’Autriche répondit avec un parfait sang-froid que son fils, comme n’importe lequel de ses sujets, avait bien le droit de changer d’air et d’achever la belle saison à la campagne…

Le choix de Rueil rendait l’explication des plus valables. Richelieu, qui aimait à s’y retirer, en avait fait un endroit charmant pourvu d’une oisellerie, d’un jeu de paume, d’une orangerie, et surtout de jardins magnifiques où le Cardinal avait fait planter des marronniers, les premiers importés en France via Venise. On y rencontrait des grottes, des cascades, un nymphée, des jeux d’eau un peu partout et même des automates dont les enfants raffolaient, et puis des fleurs, des fruits. Jadis Louis XIII s’y arrêtait pour manger des tartes aux prunes au retour de la chasse. De mauvaises langues insinuaient bien qu’il recelait des oubliettes, mais certains ne pouvaient comprendre que l’homme à la poigne de fer pût aimer les plaisirs simples. En fait, Rueil appartenait à la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, mais elle le prêtait volontiers pour le plus grand bonheur des enfants royaux2 .

C’est là que, évitant Paris toujours sous pression, Condé vint rejoindre la Cour. On lui fit des « honnêtetés extraordinaires ». Le petit Roi l’embrassa en lui recommandant sa couronne, Mazarin se mit autant dire à son service et la Reine les larmes aux yeux l’appela son troisième fils. Très satisfait au fond de ce rôle de sauveur qu’on lui apportait sur un plateau, Condé prit la situation en main d’autant plus facilement que le coadjuteur et le Parlement avaient obtenu presque tout ce qu’ils voulaient. En outre, aux frontières, on allait signer le très important traité de Westphalie qui écartait pour de longues années – près de deux siècles jusqu’en 1870 – la menace d’un immense Etat européen centralisé au profit des Habsbourg.

A la fin du mois d’octobre, la Cour se réinstallait à Paris et, naturellement, l’hôtel de Condé se repeupla, le héros y ayant ramené sa mère, sa femme et bien entendu Isabelle, mais ni sa sœur déjà acquise à la Fronde soutenue par son amant, qui reprochait à la Reine d’avoir refusé à son épouse un tabouret de duchesse, ni son jeune frère, prince de Conti de dix-huit ans, voué en principe à l’Eglise mais en fait à sa sœur qu’il aimait – lui aussi ! – d’un amour fort peu fraternel.

En fait, à peine réintégrés, on s’aperçut qu’il n’y avait pas grand-chose de changé. Le peuple, mené par le coadjuteur, était toujours aussi nerveux, le Trésor plus vide que jamais et le Parlement plus audacieux. Du côté de la Cour, Longueville emboîtait le pas à sa femme dont il ignorait encore qu’elle était enceinte des œuvres d’un autre. Et, du côté Orléans, cela n’allait pas mieux. Monsieur, oncle du Roi, éternel conspirateur qui avait pourri la vie de son royal frère et abandonné régulièrement ses amis, voulait chasser Anne d’Autriche pour s’attribuer la régence. Quant à sa fille, que l’on appellerait bientôt la Grande Mademoiselle, l’héritière la plus riche de France, elle voulait épouser le jeune Roi ou à défaut quelque souverain étranger et, pour ce faire, entretenait sans permission une correspondance active frisant la haute trahison.