— C’est… le froid ! Mais je veux rester jusqu’au bout. Je voudrais qu’il sache… que j’attends un enfant !
— Et vous êtes venue à cheval ? C’est de la folie ! De combien de mois…
— Quatre ! Mais je suis solide !
Gaspard mourut le lendemain après d’interminables heures de souffrances et Isabelle ne le quitta pas.
La nouvelle causa une vive émotion à la Cour. La Reine ordonna que Gaspard soit porté à Saint-Denis. Seule la basilique où reposaient les Rois et les princes de France semblait convenir pour ce héros.
Le 19 les funérailles solennelles eurent lieu en présence du Roi, de la Reine, de Mazarin et de toute la Cour réfugiée à Saint-Germain. Une grand-messe fut dite par le prieur de l’abbaye après que le père Faure, évêque d’Amiens et prédicateur de la Reine, eut prononcé l’oraison funèbre. Ensuite le corps de Gaspard fut descendu dans la crypte où il fut inhumé à côté d’un pilier.
Isabelle portait un voile noir, mais était tirée à quatre épingles – ce qui parut anormal pour une veuve, un léger désordre vestimentaire étant considéré comme de bon ton. Pourtant les larmes qui glissaient continuellement sur son visage disaient assez son chagrin, réel en dépit des blessures de son amour-propre. Elle avait aimé son mari, plus sans doute qu’elle ne le pensait, et sa disparition lui était cruelle.
Il lui fallait aussi penser à l’enfant à naître dont jusqu’à présent elle s’était peu souciée parce qu’il ne la gênait en rien et qu’elle avait été la première surprise de se découvrir enceinte. Aussi convenait-il qu’elle s’éloigne du monde. Un couvent était, en général, le lieu choisi, mais elle avait à régler la succession de son époux et, après avoir demandé son congé à la Reine et à Madame la Princesse – qui lui promit d’ailleurs d’aller la visiter –, elle se disposa à partir pour Châtillon au lendemain des funérailles. Sa mère, dont elle aurait souhaité la présence, était malade et sa sœur qui, à Valençay, s’apprêtait à donner le jour était indisponible.
Il était temps pour elle de prendre possession de son château ducal – que sa belle-mère avait quitté quelques mois plus tôt pour un monde meilleur –, non pour l’ensevelir sous les crêpes funèbres, mais bien pour tenter de lui rendre le lustre qu’il devait avoir jadis avant qu’un couple d’avares trop assorti n’en prenne possession.
Elle pensait emprunter une voiture à sa princesse, mais, au matin choisi pour son départ, elle vit s’arrêter dans la cour de la maison des Condés, à Saint-Germain, celle – astiquée à miracle – dont Gaspard s’était servi pour l’enlever certaine nuit devant l’hôtel de Valençay, et, dans le cocher qui sauta du siège pour venir la saluer, elle reconnut le gigantesque Bastille qui semblait avoir disparu au soir de la mort de Gaspard. Arrivé devant elle, il mit genou à terre et, plantant dans les yeux de la jeune femme son regard gris, il dit avec un rien de solennité :
— Jusqu’à sa mort, j’ai servi mon seigneur Gaspard. Il m’avait sauvé des galères et ma vie était à lui. Elle est à toi à présent, madame la duchesse, et je te serai aussi fidèle que je l’étais à lui. Le veux-tu ?
— Quel est ton nom ?
— Il m’appelait Bastille.
— Pas celui-là. Le vrai.
— Si j’en avais un, je l’ai oublié.
— Tu étais aux galères ? Pourquoi ?
— Pas celles du Roi. Celles des Barbaresques.
— Comment se fait-il que je ne t’aie pas vu depuis le départ de mon cher époux ?
— Je cherchais celui qui l’a tué… et il n’est plus là pour s’en vanter !
Elle le considéra un instant en silence. Son visage rude aux traits accusés semblaient taillés dans du granit, comme ses yeux froids qui ne cillaient pas. Elle eut un sourire triste.
— Ton maître était un héros. Cela ne t’ennuie pas d’être au service d’une dame ?
— Tu n’es pas n’importe quelle dame et tu portes son enfant !
— Ce sera peut-être une fille.
— Non. Tu auras un fils. Les femmes comme toi portent des fils. Et je veillerai sur lui !
D’un mouvement instinctif, elle avança la main et la posa sur l’épaule de l’homme en un geste qui ressemblait à un adoubement.
— Sois le bienvenu en ce cas ! Attends-moi !
Bastille se releva et rejoignit la voiture où des serviteurs apportaient les bagages tandis qu’Isabelle rentrait pour aller embrasser une dernière fois sa chère princesse qu’elle trouva encore au lit et en larmes, visiblement désolée de se séparer d’elle.
— Vous ne voulez vraiment pas rester auprès de moi ?
— J’aimerais beaucoup, mais les temps sont trop difficiles pour que je vous impose un souci supplémentaire en gardant chez vous, et menant une vie mondaine, une veuve récente à laquelle on n’accorde d’autre choix qu’un séjour au couvent ou le retrait à la campagne !
— Justement ! Nous pourrions aller à Chantilly.
Bien que ce fût contraire à son personnage actuel, Isabelle ne retint pas un bref éclat de rire.
— Chantilly ? Palais de rêve pour toutes les folies, les jeux, les fêtes, les chansons, les poètes ? J’en serais réconfortée, mais il faut se plier à la dure réalité ! En attendant je vais essayer de rendre Châtillon plus aimable afin de pouvoir y recevoir plus dignement ma Princesse et sa cour ! J’espère de tout mon cœur que nous nous reverrons bientôt !
— Chez vous, en ce cas, parce que je serais fort surprise si mon Chantilly redevenait sous peu tel que vous le décrivez, alors que mon fils a entrepris d’affamer Paris afin de lui apprendre à crier « Vive Mazarin ! ». Quant à ma fille, elle s’est paraît-il installée à l’Hôtel de Ville avec la duchesse de Bouillon et, en attendant de mettre au monde l’enfant de Marcillac, elle passe en revue, casquée de plumes blanches, les milices bourgeoises !
— A l’Hôtel de Ville ? Mais pourquoi ?
— Elle prétend vouloir accoucher devant tout Paris comme les Reines devant la Cour ! Et, si c’est un fils, elle l’appellera Paris. Cette pauvre malheureuse devient folle ! Il lui faut sa ration d’acclamations quotidiennes ! Et son benêt de mari est allé admirer ces pitreries ! S’il veut se faire couronner Roi des cornards, il a toutes ses chances ! Partez maintenant, Isabelle, mais tâchez de revenir plus vite encore !
1 Son père étant décédé au lendemain de Noël 1646, le 26 décembre, Enghien portait désormais le titre de Prince de Condé, et on l’appelait Monsieur le Prince.
2 Le Roi et le petit duc d’Anjou.
9
Un appel au secours…
Ce n’était pas sans une certaine appréhension qu’Isabelle regardait défiler derrière les vitres de sa voiture la route au bout de laquelle était son duché de Châtillon. Le souvenir qu’elle gardait de sa précédente – et unique ! – visite n’était pas fait pour lui remonter le moral. C’était après la mort du vieux maréchal, survenue pendant l’été alors que Gaspard était en campagne au côté de Condé. Il n’avait donc pu assister aux funérailles, mais, dès son retour, s’était hâté de se rendre sur ce qui était désormais son fief, accompagné tout naturellement de son épouse. Hélas, le couple n’avait même pas réussi à franchir l’entrée du château. La vieille duchesse l’avait refusée à de « maudits papistes », qui, elle vivante, ne viendraient pas manger le pain d’une vraie croyante. Elle y avait ajouté un assortiment de malédictions parmi lesquelles le fantôme du grand amiral tenait la vedette. Le jeune couple, faute de mieux, s’était réfugié pour la nuit à l’auberge du village… où il avait été acclamé, avait reçu la visite du notaire et du curé – il y avait bel et bien une église tout ce qu’il y avait de catholique ! – qui leur avaient promis de les prévenir dès que la vieille duchesse aurait quitté ce monde…