La lettre étant adressée à Madame la Princesse douairière, il était impossible de la lui dissimuler… Isabelle craignait les larmes de désespoir ; elle eut droit à une violente colère et à un ordre de reprendre la plume. En termes énergiques, Charlotte rappelait à sa belle-fille que Montrond lui appartenant en propre, qu’elle lui interdisait de l’opposer à l’armée royale et que d’ailleurs son époux repousserait fermement et violemment quelque accord que ce soit avec l’ennemi du royaume. Plus encore d’en recevoir de l’or.
Elle rappelait du même coup à Lenet – et aussi durement – qu’il était au service des princes de Condé et non à ceux d’une gamine irresponsable dont la mère était morte folle…
Restait à savoir ce qui se passait à Stenay !
Le chemin étant beaucoup plus long, on ne le sut que bien après, quand Bastille revint…
Il reparut un matin à l’aube, alors que les portes de Châtillon venaient juste de s’ouvrir et que la Princesse dormait encore. Mais il demanda à voir Mme la duchesse.
Isabelle, qui se levait aux aurores, le reçut dans sa chambre, habillée de pied en cap. La mine sombre de son messager la frappa, même si elle n’en montra rien.
— Alors ? fit-elle.
— Les nouvelles ne sont pas bonnes, répondit-il.
— Seulement pas bonnes ou franchement mauvaises ?
— A vous de juger : Mme de Longueville m’a remis un message pour madame sa mère et je le lui remettrai…
— Tu sais ce qu’il contient ?
— Je le sais, mais d’abord il faut vous dire que le maréchal de Turenne en est amoureux fou, tout dévoué à ses ordres et prêt à affronter l’armée royale. Mais il y a mieux. Tous deux ont désormais partie liée avec l’Espagne, qui a promis des troupes et de l’or. Le duc de Bouillon, frère du maréchal qui est là-bas, est lui aussi…
— … vendu aux Espagnols ! Bien que ce soit une honte, je n’en attendais pas moins de celui-là… C’est tout ? Non, si j’en juge ton air embarrassé, ce n’est pas tout ! Parle ! L’attente n’a jamais adouci les nouvelles catastrophiques !
Il détourna les yeux avant de lâcher :
— Monsieur le comte de Bouteville, lui aussi, a…
— N’en dis pas plus ! Laisse-moi à présent et va te reposer !
Avec un regard inquiet à ce visage devenu blême, il murmura :
— Je vous ai fait du mal. Voulez-vous que j’appelle ?
— Non… rien ! Merci de ton dévouement ! Va !
Il se retira à regret, frappé par le changement que si peu de mots venaient d’opérer en elle. La jeune duchesse ressemblait à un animal blessé. En fait, c’était un passé menaçant qui venait de remonter d’un seul coup, avec ses traces sanglantes. François, son François, le cher petit frère, traître à son Roi comme l’avait été le frère de la princesse Charlotte, Henri de Montmorency, le dernier duc, mort sur l’échafaud de Toulouse, comme son père à elle, décapité à Paris pour simple désobéissance ! Sur quel drap noir de quelle ville François laisserait-il sa tête, perdant ainsi la dernière chance pour lui, le dernier de la race, de relever le titre ducal ? François, si vif, si gai – le caractère l’était aussi –, et que dire du cœur ?
Un soupçon lui venant, elle fit rappeler Bastille.
— J’ai encore une question à te poser. Mon frère est-il tombé lui aussi sous le charme de Mme de Longueville comme M. de Turenne ?
— Oh, que non ! Il la connaît depuis trop longtemps !
— Alors c’est pour imiter le maréchal qu’il a toujours admiré ?
— Mais moins que M. le Prince de Condé ! S’il accepte l’or espagnol, voire des troupes, c’est pour voler à son secours, l’arracher à sa prison et le ramener triomphalement à la tête des armées, et chasser définitivement le Mazarin en qui il voit l’ennemi juré du royaume. L’or espagnol pour chasser un Italien lui paraît de bonne guerre !
— L’or espagnol ? Condé n’en voudrait à aucun prix ! Pour lui, l’Espagne, c’est l’adversaire perpétuel qu’il n’a cessé de combattre à Rocroi et ailleurs ! Il ne peut pas se renier à ce point… Et Mazarin finira bien par disparaître comme un mauvais rêve !
— Mais pour l’instant il est là et bien là ! déplora la Princesse quand Isabelle l’eut mise au courant. Il a tous les pouvoirs sur ses prisonniers. Qui pourrait dire que demain, ou quelque autre jour, on ne les retrouvera pas morts dans leur affreuse cellule déjà fatale à tant d’illustres personnages ? Pourtant, je sais que tous trois refuseraient avec horreur de devoir la liberté à l’Espagnol ! Mon Dieu, que faire ?
L’inquiétude de la pauvre femme se changea en affolement quand Isabelle apprit par une lettre de Viole que le jeune prince de Conti, le plus fragile des deux, était très souffrant. Ne sachant trop quelle pourrait être la réaction de la Reine, elle pria Viole de remettre au ministre Le Tellier, qui avait fait arrêter ses fils, une lettre où elle implorait que l’on permît à ce garçon de vingt ans, qui était d’une constitution délicate, d’aller prendre les eaux de Bourbon – sous bonne garde évidemment ! –, comme il était accoutumé de le faire depuis l’enfance. Pour Condé et son beau-frère, elle priait aussi instamment qu’on les autorisât à monter quotidiennement « prendre l’air au sommet du donjon ». Mais ne reçut aucune réponse : Le Tellier avait d’autres chats à fouetter.
On apprit aussi qu’au même moment Turenne était en train d’envahir la Champagne à la tête d’une armée franco-espagnole, cependant que Bordeaux accueillait avec tous les honneurs dus à son rang Claire-Clémence venue accompagnée de Lenet et de quelques autres recevoir don José Osorio et ses trois frégates : un vrai triomphe dont Charlotte pensa mourir de fureur et de honte !
Du côté de l’Est, les nouvelles étaient aussi alarmantes : François de Bouteville, à la tête d’une avant-garde de cavalerie, était arrivé à La Ferté-Milon, à dix lieues de Paris, et se proposait d’investir le château de Vincennes et de libérer les princes. C’était le 27 août…
Le résultat fut que, deux jours plus tard, Le Tellier les en extirpait et les transférait sous bonne escorte dans la forteresse de Marcoussis où ils seraient mieux à l’abri d’un coup de main.
Mais le succès des Condéens ne dura guère. Turenne, qui n’avait pas reçu les renforts promis par l’Espagne, n’osa pas s’aventurer au-delà de Reims, et Bouteville, ne se sentant plus soutenu, revint prendre position auprès de son chef. A Bordeaux, on essuyait aussi des déceptions. L’or espagnol n’avait pas excédé quarante mille écus vite épuisés et l’on manquait d’argent. Lenet se résigna à négocier secrètement avec Mazarin. Le 15 septembre, il fut convenu que la ville serait rendue au Roi et que l’on mettrait bas les armes moyennant une amnistie générale.
Le 1er janvier, l’amnistie était proclamée au profit de la jeune princesse de Condé, des ducs et de leurs partisans, qui, de leur côté, juraient de ne plus faire alliance avec l’Espagne et de servir fidèlement le Roi de France ! Cependant – car il y avait un inconvénient de taille ! –, il était admis, selon Lenet, de ne rien respecter de ces engagements vis-à-vis du cardinal. Et le 3 octobre le marquis de Lusignan s’esquivait secrètement afin de porter une missive de Claire-Clémence au Roi d’Espagne dans le but de s’entendre avec lui en vue d’entreprendre une nouvelle campagne… Enfin, comme la place forte de Montrond devait être démantelée et remise aux troupes royales, Lenet se précipita à Châtillon avertir la légitime propriétaire de s’en abstenir.
Il s’attendait à trouver en face de lui une malheureuse femme éplorée, écrasée par le chagrin et l’angoisse. Il fut reçu dans la salle du Conseil par une souveraine admirablement parée qui déversa sur lui le trop-plein d’une colère depuis longtemps contenue.