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L’héroïne de la fête en aurait volontiers fait autant… quand soudain le désir lui en passa : son fiancé s’inclinait devant elle pour participer à une courante. Elle voulut s’élancer avec toute l’ardeur qu’elle mettait habituellement dans la danse, mais elle avait oublié les maudites chaussures, se prit les pieds dans les plis dorés de sa jupe, un talon se tordit cruellement et, émettant un gémissement de douleur, elle s’effondra devant les jambes du jeune homme à demi submergée par le flot de sa robe encore alourdie par les pesants joyaux dont on l’avait ornée.

Elle entendit quelqu’un – Mlle de Montpensier – s’esclaffer :

— On a mis cette petite fille si haut qu’elle ne peut s’y tenir !

Devant cette chute spectaculaire, tous les invités éclatèrent de rire, à commencer par Enghien qui riait plus fort que les autres, sans même songer à se pencher pour l’aider à se relever. La pauvre petite eut conscience de la part de moquerie que contenait cette hilarité débridée. Tous ces inconnus se réjouissaient de pouvoir la railler parce qu’elle était la nièce de Richelieu. Elle sentit venir les larmes mais les ravala courageusement. Elle ne leur offrirait pas le triomphe cruel de la voir pleurer. Une main cependant se tendit, mais c’était celle de la jeune fille brune en robe corail avec laquelle Enghien venait de danser cette pavane à laquelle il avait paru prendre si grand plaisir, et, soudain furieuse, elle tourna la tête pour ne pas la voir. D’ailleurs, on la relevait. En dépit de la douleur, elle détailla chacune de ces faces triomphantes et, s’arrêtant sur celle de son presque-époux, elle se força à une brève révérence et articula d’une voix nette :

— Avec votre permission, Monsieur le Duc, je me retirerais. En vérité, je n’ai que faire ici !

Sous le reproche voilé, il reprit son sérieux, mais ne se crut pas obligé pour autant de la raccompagner jusqu’à son appartement.

Quelqu’un pourtant n’avait pas ri du tout, et c’était le Cardinal. Son regard chargé de colère se posa si lourdement sur le jeune homme que, malgré son orgueil, celui-ci ne put s’empêcher de rougir. Mais pour rien au monde il n’eût obtempéré à ce qui n’était rien d’autre qu’un ordre muet. Et il s’en alla tranquillement inviter sa mère à danser.

Le lendemain, la cérémonie du mariage célébrée dans la chapelle du Palais-Cardinal par l’évêque de Paris, Mgr de Gondi, fut grandiose. Le Roi Louis XIII, sa femme la Reine Anne et même le dauphin Louis vêtu de satin blanc y assistèrent. La petite mariée en robe de drap d’or parut sereine et recueillie. Celui auquel on l’unissait, habillé à peu près du même tissu mais où s’épanouissait une grosse tache – le futur Condé se lavait rarement et ne prenait aucun soin de ses vêtements ! –, faisait visiblement la tête et pas une seule fois son regard ne se posa sur sa jeune épouse.

Pas davantage durant le souper somptueux qui suivit. Enghien ignora totalement Claire-Clémence, mangea énormément, but encore plus et semblait d’une humeur charmante quand, aux flambeaux, on raccompagna le couple à l’hôtel de Condé où la chambre nuptiale était préparée. Le tout dans une allégresse générale. Même la mariée souriait : l’instant approchait où elle serait seule avec un époux qu’elle aimait et alors… il devrait se passer quelque chose ! Quoi ? Elle n’en avait qu’une idée très vague…

Au milieu des rires, des vœux, les nouveaux époux furent conduits à leur chambre. La mariée qui tremblait de tous ses membres fut déshabillée, parfumée et installée dans le lit semé de fleurs par la joyeuse bande des belles amies d’Anne-Geneviève, à laquelle manquait toujours Marthe du Vigean, et sous la direction de la duchesse d’Aiguillon qui, en embrassant Claire-Clémence, lui murmura :

— Courage, mon enfant ! C’est le plus beau jour de votre vie !

Ce qui fit pouffer de rire Anne-Geneviève, se contentant de contempler avec un sourire moqueur :

— En ce cas, elle n’en a guère à attendre ! chuchota-t-elle à Isabelle. Je répète qu’Enghien ne la touchera pas ! Il ne lui a porté aucune attention durant cette longue journée ! Je vous ai d’ailleurs dit ce qu’il en est de ses projets ! En outre, ajouta-t-elle soudain assombrie, il y a l’éventuelle descendance qu’il se refuse à procréer ! Mêler notre sang à une fille dont la mère, démente, se prend pour une carafe de cristal et un aïeul qui, bien que maréchal, croupit dans un manoir de campagne avec une servante dont il a fait sa maîtresse et s’enivre du matin au soir est intolérable ! Et puis regardez-la ! On lui donnerait à peine dix ans et elle n’est même pas jolie ! Comment voulez-vous qu’un garçon tel que lui s’accommode de cela ? conclut-elle en haussant ses belles épaules. Surtout à présent qu’il est tout occupé de Marthe du Vigean !

La gorge d’Isabelle se sécha tandis que sa mémoire lui restituait l’image d’une ravissante fille aux cheveux d’un blond de lin, au regard velouté, pétrie de charme et de douceur. Elle réussit cependant à murmurer :

— Et… lui rend-elle son amour ?

— Elle est malade depuis le début des cérémonies : c’est clair, il me semble.

Isabelle attendit qu’elles se fussent éloignées pour poser la question qui lui venait :

— Et c’est pour elle qu’il veut se démarier ?

— Vous plaisantez, j’imagine ? Ne vous ai-je pas précisé que seule une princesse pourrait lui convenir  ? Même vous qui êtes cependant une Montmorency ne sauriez vous imaginer un jour princesse de Bourbon-Condé ! D’autant moins que vous êtes sans fortune, ma pauvre !

Le petit nez de la « pauvre » se fronça tandis qu’elle considérait d’un œil soudain dépourvu d’indulgence sa belle cousine, de six ans son aînée et dont l’extrême beauté, chantée – non sans raison, Isabelle était trop honnête pour ne pas le reconnaître ! – par tous les poètes de Paris et singulièrement ceux qui fréquentaient l’hôtel de Rambouillet, faisait un cas à part. En outre, son intransigeante piété semblait l’autoriser à dire ce qu’elle pensait. Aussi n’avait-elle pas jugé utile de dissimuler plus longtemps le dédain que sa cousine lui inspirait !

Isabelle se garda, cependant, de montrer sa colère naissante. Elle se mit à jouer avec l’un des rubans de sa robe, prit un air compassé et exhala un profond soupir :

— Ce qui ne me laisse pas espérer un avenir fort brillant. Ou même un avenir tout court ? A moins évidemment d’entrer au couvent ? Si on ne peut pas faire une princesse, voire une duchesse, d’une Montmorency, on devrait pouvoir en faire une abbesse ? Mais ôtez-moi un doute !

— Lequel ?

— Notre chère Princesse, votre bonne mère, n’espérait-elle pas, jadis, coiffer la couronne de France ? Elle… une Montmorency ?

— Ne dites pas de sottises ! La situation n’était pas la même !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? La différence m’échappe…

— Son père était Connétable de France et duc de Montmorency !

— Tandis que le mien, modeste comte de Bouteville, a laissé sa tête sur un échafaud pour avoir un peu trop aimé le noble jeu d’épée ? Eh bien, ma chère cousine qui serez peut-être un jour duchesse…

— Et pourquoi pas princesse ? Normalement je devrais en porter le titre…

— Je n’y vois aucun inconvénient, mais écoutez bien ceci car je ne le répéterai pas : moi aussi, un jour, je serai duchesse… et peut-être même princesse !

— De quoi, mon Dieu ?

— L’avenir nous le dira ! Voulez-vous parier ? Les Anglais adorent cela, à ce qu’il paraît !

— Pourquoi pas ? Et que parions-nous ?

— Disons… une discrétion ?

— Je suis d’accord, mais encore conviendrait-il de fixer une limite dans le temps ? Voulez-vous dix ans ? Cela me semble raisonnable.