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Majorité royale !
— La Reine, dit Mme de Brienne, n’apprécie pas particulièrement Monsieur le Prince et cela se conçoit. Il change d’avis telle une girouette, suivant l’estime où il tient son interlocuteur. A cela s’ajoute sa difficulté à trancher dans le vif une situation épineuse. Sa Majesté regrette que cet incontestable génie des batailles ait tendance à l’incertitude. Donc elle se défie de lui, mais de là à préméditer son assassinat ! Non, je n’y crois pas ! Pas elle ! Elle est trop haute dame pour s’abaisser à de tels procédés.
— Même si, depuis sa retraite, Mazarin le lui soufflait ?
— Non. Si vous voulez le fond de ma pensée, elle se contente de laisser passer le temps. Bientôt, le Roi sera majeur et c’est là ce qu’elle attend : déposer le fardeau si lourd d’une régence dont elle est excédée à présent que son conseiller n’est plus auprès d’elle.
— Le Roi ne sera pas devenu un homme pour autant !
— Il est plus mûr qu’on ne l’imagine ! Ce qu’il a vécu depuis la mort de son père, ces fuites perpétuelles, cette obligation de se cacher parfois ou de jouer un rôle l’exaspèrent. Notamment la dernière avanie d’il y a quelques mois : le peuple envahissant le Palais-Royal en pleine nuit, persuadé qu’il n’était plus là, exigeant de le voir…
— Je ne l’ai pas su.
— C’est assez récent, vous dis-je ! Toujours est-il qu’on a autorisé une dizaine de meneurs à défiler au pied de son lit où il feignait de dormir.
— Mon Dieu ! Et que se serait-il passé si l’un d’eux avait porté la main sur lui ?
— Il serait mort. Caché au chevet du lit, veillait un lieutenant aux mousquetaires, M. d’Artagnan, son épée nue à la main, et prêt à frapper !
— Et vous pensez qu’au matin du 7 septembre le climat changera ?
— Certes, et surtout dans le peuple. Celui qui n’est encore que le fils de l’Espagnole, l’otage de l’Italien, les rejettera dans l’ombre. Il sera le Roi, promis au sacre, le représentant de Dieu sur la Terre, et tout laisse supposer à ceux de son entourage qu’il endossera la charge d’un seul coup… mais sera impitoyable à qui lui manquera. Alors dites à Monsieur le Prince qu’il oublie tous les mauvais conseils qu’on lui souffle et que, ce jour-là, il vienne loyalement plier le genou devant lui et lui offrir son épée en lui jurant fidélité !
— Et Mazarin ?
— Il n’est rien d’autre qu’un ministre en exil. Il ne possède même plus un liard à cette heure. La meilleure manière de le faire rappeler serait de manifester d’autres exigences.
— Ne pourrais-je voir la Reine ?
— Pas maintenant. Elle sait que vous œuvrez dans le bon sens et que vous n’avez pas de plus cher désir que ramener Condé dans le droit chemin. Elle sait aussi que vous avez fort à faire avec une sœur trop aimée qui se prend pour une déesse…
En sortant de l’hôtel de Brienne, Isabelle se sentait un peu réconfortée, même si elle regrettait de ne pas aller au Palais-Royal, mais, après les assurances qu’elle venait de recevoir, le plus urgent était d’aller voir le rebelle et d’essayer au moins de le rassurer sur cette stupide histoire d’assassinat. Y penser lui rappela alors que sa vieille amie ne s’était pas prononcée au sujet d’une nouvelle arrestation…
— A l’hôtel de Condé ! dit-elle à Bastille pour qu’il transmît au cocher.
Son fidèle garde du corps l’avait prévenue qu’il la suivrait partout tant qu’elle évoluerait dans cette espèce de chaudron de sorcière qu’était devenu Paris.
— Attention en arrivant ! Il paraît que Monsieur le Prince en a fait un camp retranché.
Or cela n’y ressemblait guère. Devant le portail grand ouvert, François de Bouteville était en train de passer un savon au concierge et à un garde qui riaient tous les deux à gorge déployée et que même sa colère n’arrivait pas à endiguer. Naturellement, le jeune homme finit par leur taper dessus. Isabelle mit la tête à la portière.
— Que vous ont-ils fait, mon frère ?
— Des crétins ! Des imbéciles qui ricanent bêtement de n’importe quoi ! Mais qu’est-ce qui vous amène, ma sœur ?
— Quel accueil, pour un frère ! Vous m’avez habituée à plus d’affection !
Elle sauta à terre et lui tendit la joue pour qu’il l’embrasse. Ce qu’il exécuta à la va-vite et sans changer d’humeur.
— Voilà ! Que venez-vous chercher en ce lieu ?
— Pas vous, en tout cas ! Un vrai chardon ! Je veux voir Monsieur le Prince, naturellement !
— Vous n’avez pas de chance, il est absent !
— Où est-il ?
— Cela ne vous regarde pas !
— François, vous oubliez qui je suis ? Et surtout pas un suppôt de Mazarin ! Pour un hôtel en état de guerre, je trouve que l’on y est bien gai ce matin. Sauf vous évidemment.
Il eut un bref éclat de rire.
— S’il s’agissait d’un autre, je trouverais l’aventure réjouissante, mais notre Prince !
— Oh, racontez ! Vous me faites griller d’impatience !
— Remontez dans votre voiture, je vous rejoins.
Il se cala dans les coussins, poussa un énorme soupir puis raconta que, dans la nuit, un serviteur était venu avertir Monseigneur que deux compagnies de gardes françaises marchaient sur le faubourg Saint-Germain dans l’intention manifeste de le capturer de vive force pour le conduire à la Bastille. En même temps, on signalait des cavaliers galopant vers l’hôtel dans la plaine de Montrouge.
— Monseigneur n’a pas hésité un instant, il s’est habillé et armé en hâte puis a sauté à cheval avec une poignée de fidèles pour escorte. Moi, je devais faire front et attendre la venue de ces messieurs…
— Et alors ? demanda Isabelle qui ne riait plus. Ils l’ont rejoint ?
— Ils n’en avaient pas la moindre intention !
— Comment le savez-vous ? Ils sont venus ici, je suppose ?
— Oh non ! J’ai dépêché aux renseignements et…
Le concierge s’étant éloigné, il se remit à rire.
— Savez-vous ce qui a mis en fuite Monsieur le Prince ?
— Dites toujours !
— Les gardes françaises allaient tout bonnement à la barrière chercher un convoi de vin. Quant aux gens de Montrouge, il ne s’agissait que de maraîchers s’en allant aux Halles et…
Le rire d’Isabelle fusa, et pendant un moment le frère et la sœur, leur vieille amitié retrouvée, s’y adonnèrent sans contrainte.
— La terreur des Espagnols mise en fuite par des choux, des carottes et des tonneaux de vin ! lâcha Isabelle. C’est à mourir de rire ! J’espère que vous allez vous hâter de lui apprendre l’affreuse vérité. Au fait, où est-il ?
— Je ne suis pas sûr d’être autorisé à vous le révéler.
La gaieté de la jeune femme disparut d’un seul coup.
— Vous plaisantez, j’espère ?
— C’est que… hésita-t-il, embarrassé, je crois qu’il s’est cherché un refuge.
— Pas contre moi, j’imagine ? Je ne suis pas M. de Guitaut et je ne traîne pas une centaine des gardes dans mon sillage. Alors ?
— Il a décidé de se diriger vers Meudon…
— Pourquoi Meudon ? Il n’y possède rien.
— Non. C’est pour brouiller les pistes. En réalité, il va à Saint-Maur ! Le château est sûr, bien gardé, bien fortifié…
— Je connais, figurez-vous ! Et j’y vais sur l’heure ! J’ai certaines choses à lui dire. Je vous emmène ?
— Merci, mais je dois fermer la maison. Je vous rejoindrai !