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— Je vois que nous nous entendons ! Nous sommes le 11 février 1641. Si le 11 février 1651, je ne suis pas duchesse, je vous donnerai… ce que vous voudrez !

Anne-Geneviève se mit à rire tandis que sa main allait à la rencontre de celle d’Isabelle :

— N’ayez crainte ! Je ne vous ruinerai pas ! Un ruban peut-être ?

— Va pour un ruban ! Une duchesse se doit d’être généreuse… même envers ses égales…

Une double révérence et l’on se sépara afin de regagner chacune sa chambre. Isabelle, qui partageait la sienne avec sa sœur, serait seule ce soir – Marie-Louise adorant danser – et ne le regrettait pas. En dépit de l’assurance affichée par Anne-Geneviève, elle n’aimait pas du tout l’idée de Louis installé si près d’elle dans le lit d’une fille d’à peine treize ans sans doute mais déjà éperdument amoureuse de celui que l’on forçait à l’épouser. Il suffisait de regarder Claire-Clémence une seule fois quand elle le suivait des yeux. Et si jeune qu’elle soit la « petite Bouteville » savait que c’était chose puissante qu’un véritable amour. Et la nuit de noces, en admettant qu’il ne s’y passe rien – ce qu’elle voulait bien croire ! – serait suivie d’autres auxquelles Louis serait obligé de se soumettre ! Même s’il avait mauvaise mine, Richelieu n’avait pas l’intention de trépasser demain ni même dans huit jours !

Tandis qu’assise devant sa table à coiffer Isabelle retirait d’une main distraite les fils de petites perles mêlés à sa chevelure – il y avait fête ce soir aux cuisines en l’honneur du mariage et elle avait libéré Blandine qui était à la fois fille de sa nourrice et sa camériste –, elle s’aperçut soudain qu’elle pleurait… ce qui la mit en colère : elle détestait les larmes, chez elle encore plus que chez les autres, n’ayant de compassion que pour celles de sa mère ou de son petit frère François. Et se morigéna : elle n’allait tout de même pas larmoyer bêtement parce qu’à cette minute le garçon qu’elle aimait était sans doute endormi auprès de son semblant d’épouse ? Non, il y avait autre chose dans les propos de sa belle cousine qu’Isabelle essayait de refouler depuis tout à l’heure parce que c’était infiniment plus grave : Louis voulait se démarier afin d’épouser Marthe du Vigean ! Celle-là, il l’aimait vraiment, selon une sœur que cela n’enchantait pas autrement d’ailleurs ! Même de bonne noblesse, la fille du marquis du Vigean n’était pas princesse et Anne-Geneviève s’opposerait de toutes ses forces, sans doute, à ce mariage-là ! Mais le pourrait-elle en dépit des liens étroits qui les unissaient ? Enghien passait pour avoir un caractère aussi affirmé que celui de sa sœur…

Toutes ces idées lui tournant dans la tête, Isabelle ne parvint pas à trouver le sommeil et, quand le jour se leva, il lui parut encore plus triste que le précédent. Que le mariage eût été consommé ou non ne changeait rien au fait qu’existait à présent entre les murs de l’hôtel de Condé une Madame la Duchesse qu’il allait falloir côtoyer jour après jour jusqu’à l’achèvement des travaux de l’hôtel de La Roche-Guyon, rue des Bons-Enfants, où le nouveau couple devait porter ses pénates. Certes, ce ne serait pas agréable de les voir ensemble, mais au moins on ne les aurait plus sous les yeux toute la journée en attendant qu’avec le printemps vienne pour le nouveau mari le temps de rejoindre les armées comme tous les ans.

La meilleure solution pour Isabelle serait de retourner auprès de sa mère dans le cher Précy. Elle y trouverait plus facilement le réconfort à défaut de l’oubli. Elle aimait le monde, la musique, la danse, la vie brillante, tout ce que la charmante Charlotte de Condé offrait largement à ceux qu’elle aimait… et elle aimait d’un cœur sincère les trois orphelins qu’elle avait pris sous son aile chaleureuse, mais, pour affronter un réel chagrin, Isabelle savait que seul Précy possédait les baumes capables d’adoucir ce qu’il fallait bien appeler par son nom : une blessure d’autant plus difficile à supporter qu’elle était la première…

A Précy, il y aurait la tendresse de sa mère et l’ombre batailleuse de son père… Tout ce qu’il fallait pour lui retremper l’âme. Et Dieu seul savait à quel point elle en avait besoin ! Au fond, elle n’avait que quinze ans !

Elle s’apprêtait à appeler Blandine pour qu’elle prépare son bagage, lui demande une voiture et se dispose à la suivre quand sa sœur rentra, plutôt défraîchie. Ce qui était rare car, Marie-Louise, jolie blonde de seize ans, de tempérament aussi paisible qu’Isabelle était spontanée, aimait les fêtes mais surtout pas au point d’y laisser une partie de son aspect lisse et paisible qui, selon le jeune comte d’Herville, un de ses admirateurs, l’apparentait à un beau cygne glissant silencieusement sur un miroir d’eau.

— C’est du bal que tu rentres dans cet état ? émit sévèrement Isabelle en considérant la coiffure défaite, la robe – un peu ! – chiffonnée, et les joues marbrées par les larmes. Et tu as pleuré ma parole ?

— Evidemment que j’ai pleuré ! Et tu serais certainement dans le même état que moi si tu avais vu ce que je viens de voir ! Mais, au fait, tu n’as rien entendu ?

La patience n’étant pas sa vertu dominante, Isabelle saisit sa sœur aux épaules et entreprit de la secouer :

— Qu’est-ce que j’aurais dû entendre ? Qu’est-ce que tu as vu ?

— Lâche-moi ou je ne dis rien ! protesta l’aînée, et elle obtint satisfaction.

— Bon, mais parle !

— Voilà ! Je ne sais pas ce qui s’est passé cette nuit chez les nouveaux époux, mais quand on y est entrés en procession avec le bouillon du matin destiné à les réconforter…

Elle s’interrompit pour éternuer, se moucher, puis s’étrangla en avalant sa salive, portant ainsi à son comble l’exaspération d’Isabelle qui lui assena quelques claques dans le dos :

— Assez de simagrées. Tu parles, oui ou non ?

— On a trouvé la « bécassotte » couchée sur le lit mais tout habillée, marmottant des patenôtres les yeux au ciel en tremblant de tous ses membres, et, à côté d’elle, Louis, blanc comme un linge et aux prises avec des convulsions…

— Quoi ? Il est malade et elle reste plantée à réciter des prières au lieu d’appeler de l’aide ?

— Tu n’as qu’à aller voir si tu ne me crois pas ! Quoique, au moment où je suis partie, Madame la Princesse faisait appeler son médecin et remettait Madame la Duchesse à ses femmes en disant qu’on allait prévenir le Palais-Cardinal ! Et en ce moment on doit être en train d’examiner Louis !

— Et Anne-Geneviève ? Elle est là, elle aussi ?

— Le contraire aurait été étonnant ! Quand elle a vu son frère dans ce désarroi, elle a éclaté en sanglots et il a fallu emmener très vite Madame la Duchesse qu’elle voulait griffer !

— Oh ! Cesse de l’appeler comme cela ! Tu m’agaces !

— Il faudra pourtant t’y habituer… si Louis survit, bien entendu…

— Il ne manquerait plus qu’il meure ! Ce que l’on gagne à épouser la fille d’une folle perdue ! J’y vais !

Et Isabelle sortit de la chambre en courant, sans oublier de claquer la porte. C’était une réaction de violence purement gratuite, mais elle en tira un peu de réconfort…

1 Une mise au point s’impose. A la cour des Bourbons, Monsieur le Prince sans autre nom désigne le prince de Condé. Madame la Princesse est sa femme, Monsieur le Duc (d’Enghien) son fils aîné et Madame la Duchesse l’épouse de celui-ci. Monsieur désigne le fils cadet du couple royal, et Monsieur le Comte le comte de Soissons.

2 Voir Le Bal des poignards, tome II : Le Couteau de Ravaillac, Plon, 2010.