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— En l’absence de mon frère, chacun m’y obéit !

— Vraiment ? Et où est Monsieur le Prince ?

— Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! Et d’ailleurs vous n’avez pas répondu à ma question : quelle est la raison de votre présence ?

— C’est moi qui ai amené Mme de Nemours ! Satisfaite ?

— Il fallait bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Pourquoi pas vous ? D’autant que votre boueux Châtillon n’est pas loin ! Aussi pouvez-vous repartir !

— Pas avant d’avoir eu des nouvelles !

— Oh, si ce n’est que cela ! Une mousquetade a atteint le duc à la hanche. Il souffre, mais ses jours ne sont pas en danger ! Je vous donne le bonsoir !

Emportée par la colère et incapable de supporter plus longtemps l’insolence de cette harpie, Isabelle s’élança, prête à gifler ce visage dont le sourire la narguait quand une main vigoureuse la retint, tandis que la Longueville sortait en haussant les épaules.

— Non ! Ne faites pas cela ! Vous le regretteriez, car c’est indigne de vous ! Même si c’est amplement mérité…

Elle reconnut alors François de La Rochefoucauld, l’amant en titre d’Anne-Geneviève. Un La Rochefoucauld plus ténébreux que jamais !

— Vous êtes là, vous aussi ? Une vraie réunion de famille ! Mais… que voulez-vous dire ?

— Que nous sommes trahis l’un et l’autre, Madame, et que je ne suis céans que pour en recueillir la preuve !

— A vous voir, j’ai peine à croire que vous plaisantez !

— Je n’aime pas plaisanter ! Nous sommes trahis l’un et l’autre ! Nemours est l’amant de Mme de Longueville ! Pourquoi ne nous vengerions-nous pas de concert  ?

C’était tellement inattendu qu’Isabelle se permit un bref éclat de rire :

— Mille grâces, Monsieur ! Je préfère des vengeances plus réfléchies et moins faciles ! Et je saurai attendre ! Voulez-vous prier d’avancer ma voiture ! Je repars pour Châtillon !

— Par pitié… pour vous-même, n’en faites rien ! La région vient de subir une bataille. Elle n’est pas sûre en plein jour. Imaginez ce qu’il peut en être à la nuit !

— Bien ! Je ne resterai en ce lieu ni pour or ni pour argent, mais je ne veux pas que vous ayez souci de moi : pour cette nuit, je vais demander asile au couvent des Filles Sainte-Marie que je connais  !

— Merci ! Mais faites mieux encore ! Souffrez que je vous escorte jusqu’à vos domaines… Et n’y voyez que l’offre d’un ami ! Vous en aurez besoin… Croyez-moi !

Elle avait accepté pour ne pas le désobliger, mais elle n’en fit rien. Devinant que quelque catastrophe l’attendait au bout du chemin, elle ne voyait pas quel réconfort elle pourrait attendre de cet homme à la beauté d’ange déchu mais habité par une soif trop amère pour qu’elle voulût courir le risque de s’en rapprocher davantage… Et si elle alla demander l’hospitalité du couvent, elle n’en ordonna pas moins à Bastille de se tenir prêt à partir dès le lever du jour.

Le premier rayon d’un soleil timide la trouva sur la route défoncée par les charrois militaires. La guerre s’inscrivait en traces sinistres sur cette jolie région, hier encore si séduisante. Et, à mesure qu’elle progressait, elle sentait son cœur peser plus lourdement dans sa poitrine. Assise auprès d’elle, Agathe priait en silence. Elle-même en était incapable ! Ce n’était partout que champs dévastés, chaumières pillées, voire brûlées, paysans sans doute réfugiés dans les bois car aucun ne se montra. Partout la ruine ! Partout la misère ! Sur le siège, elle pouvait entendre Bastille gronder et jurer…

Enfin Châtillon fut en vue et elle éprouva une sorte de soulagement en voyant ses remparts intacts et là-bas, plus haut, la silhouette puissante de son château ducal. Ce soulagement ne dura pas… A peine entrée, elle eut l’impression que sa voiture voguait sur une mer humaine qui pleurait et l’acclamait en même temps. Bloquée, la voiture stoppa. Bastille sauta à terre, ouvrit la portière et, enlevant Isabelle, la déposa sur le siège du cocher.

— Il faut leur parler ! Ils en ont besoin…

— Encore faut-il savoir ce qu’il s’est passé ! Demande-leur ! Ta voix porte plus que la mienne. Je répondrai ensuite !

Ce n’était pas évident à première vue : tous parlaient en même temps.

— Pas tous à la fois ! tonna Bastille. Comment voulez-vous que Mme la duchesse vous entende ? Qui parle le plus fort ?

— Moi ! clama le forgeron Paillon, qui était aussi un des échevins, en grimpant sur l’un des montoirs à chevaux de la halle. Et ça tient en peu de mots. Au soir de la bataille on a vu arriver le Prince de Condé, couvert de poussière et de sang. Quelques gentilshommes seulement l’accompagnaient. Il a crié qu’il prenait possession de notre ville, qu’on laisse entrer ceux des siens qui le suivaient, puis il a grimpé à cheval le grand escalier qui monte aux terrasses du château où il s’est installé… Presque tout de suite après ça a été l’enfer. Des soldats, il en affluait sans cesse, affamés, blessés ou non. On nous a dit qu’ils venaient de vaincre les troupes du maréchal de Turenne, mais on ne les a pas crus !

— Pourquoi ?

— Ils n’avaient pas vraiment l’air de vainqueurs. Et plein d’Espagnols avec eux ! Et pendant une grande semaine on nous a pillés pour nourrir tous ces gens !

— Je ne vois pas de traces d’incendies ! Ils n’ont rien brûlé ?

— Non. Monsieur le Prince l’avait défendu en disant qu’ils étaient « chez des amis » ! Et qu’il ne fallait pas abîmer la ville en mémoire de feu le duc Gaspard !

— De quoi vous plaignez-vous dans ce cas ?

— De ce que l’on n’a plus rien à manger… et aussi…

— Quoi, aussi ? Parlez, sacrebleu ! Il faut vous arracher les paroles !

— J’ai dit ce que j’avais à dire… Mais madame la duchesse devrait monter au château !

— On y va ! Prends les rênes, Bastille ! Je veux y entrer la première !

Elle invita son cocher à descendre et s’assit tandis que Bastille menait debout, mais, à mesure que l’on progressait sur la pente, son cœur se serrait de plus en plus. En franchissant les tours de garde, restées intactes, elle eut un soupir qui allégea ses craintes, mais ce ne fut qu’un trop bref instant. Déjà les chevaux atteignaient la grande terrasse et, là, elle dut enfoncer ses doigts dans la paume de ses mains pour ne pas crier. Il ne restait strictement rien du beau jardin qu’elle avait planté, ni des arbres du petit bois, ni des vignes étendues sur le haut du coteau. On avait dû tout brûler, car des traces de flammes apparaissaient sur les murs.

Comme au jour de son arrivée, elle vit accourir Jeanne Bertin et son époux, suivis de trois serviteurs – âgés d’ailleurs ! – que Condé leur avait laissés. Tous les autres, il les avait enrôlés…

Silencieuse, elle embrassa l’un et l’autre et rentra chez elle…

Là, ce fut pire encore. A l’exception des portraits d’ancêtres, heureusement respectés, pas une salle n’avait été épargnée, pas une chambre qui ne montrât des tentures déchirées, des murs et des sols souillés parfois de déjections, des meubles cassés, des tapis roussis… Elle entendit Jeanne s’excuser en pleurant de ne pas avoir pu faire si peu de ménage que ce soit, puis demanda, et sa voix lui parut curieusement lointaine :

— Quand Condé a-t-il quitté les lieux ?

— Il y a trois jours.

— Et où allait-il ?

— Vers le sud. Peut-être à Saint-Fargeau ?

Saint-Fargeau qui était à Mademoiselle, la fille de Monsieur, ce qui voulait tout dire !

— On a laissé ceci ! intervint Bastille en lui tendant la lettre qu’elle n’avait pas vue bien qu’elle eût été en évidence sur la cheminée de la salle principale.