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Mardi 14 août 2012

Matin

Me voilà plantée devant mon armoire, à examiner pour la centième fois ma penderie pleine de jolis vêtements, la garde-robe parfaite de la gérante d’une galerie d’art petite mais branchée. Je n’ai toujours rien là-dedans qui fasse « nounou ». Putain, rien que ce mot me fiche la nausée. Comme les jours précédents, j’enfile un jean et un T-shirt, et je m’attache les cheveux. Je ne me maquille même pas. Franchement, quel intérêt d’être endimanchée pour aller passer la journée avec un bébé ?

Je descends l’escalier avec une désinvolture calculée, j’ai presque envie de provoquer une dispute. Scott prépare le café dans la cuisine. Il se tourne vers moi, souriant, et ça me rend ma bonne humeur en un clin d’œil. J’arrête de bouder et, souriante, je prends la tasse qu’il me tend avant de m’embrasser.

Je ne vais pas lui en vouloir, de toute façon, c’était mon idée. C’est moi qui me suis proposée pour aller m’occuper du bébé des gens au bout de la rue. Je me suis dit que ça pourrait être marrant. Mais c’était idiot, je devais être complètement folle. Morte d’ennui, folle, ou curieuse. Je voulais aller voir. Je crois que j’en ai eu l’idée après l’avoir entendue crier dans le jardin. Je voulais savoir ce qui se passait. Mais je ne leur ai jamais demandé, évidemment. Ce ne sont pas vraiment des choses qui se font, si ?

Scott m’a encouragée – il s’est montré très enthousiaste au début, quand je lui en ai parlé. Il pense que passer plus de temps avec des bébés va me mettre d’humeur pondeuse, moi aussi. En fait, ça a l’effet strictement inverse : quand je pars de là-bas, je cours jusqu’à chez moi tant je suis pressée d’enlever mes habits et de sauter sous la douche pour me débarrasser de l’odeur de bébé.

Je regrette mes journées à la galerie, où apprêtée, coiffée, je discutais avec d’autres adultes d’art, de films ou de rien du tout. Et rien du tout, voilà qui serait déjà mieux qu’une conversation avec Anna. La pauvre, elle est d’un ennui ! On a l’impression qu’elle avait peut-être des choses à dire, il y a bien longtemps, mais aujourd’hui tout tourne autour de son enfant : est-ce qu’elle a assez chaud ? est-ce qu’elle a trop chaud ? elle a bu quelle quantité de lait ? En plus, elle est toujours là, alors la plupart du temps j’ai l’impression d’être la cinquième roue du carrosse. Mon travail, c’est de surveiller le bébé pendant qu’Anna se repose, pour qu’elle puisse souffler un peu. Mais qu’est-ce qu’il y a de fatigant, là-dedans ? Et puis, elle est tout le temps stressée, c’est bizarre. Je la sens rôder en permanence autour de moi, tressaillir pour un rien. Elle flanche dès qu’un train passe et sursaute chaque fois que le téléphone sonne. C’est qu’ils sont si fragiles, à cet âge-là, m’explique-t-elle, et je ne peux qu’acquiescer.

Je sors et, les jambes lourdes, je parcours la cinquantaine de mètres qui sépare notre maison de la leur dans Blenheim Road. Pas vraiment d’humeur à gambader. Aujourd’hui, ce n’est pas elle qui m’ouvre la porte, c’est lui, son mari. Tom, en costume-cravate et chaussures vernies, sur le départ. Il est beau, dans son costume. Pas aussi beau que Scott – il est plus petit et plus pâle, et il a les yeux un peu trop rapprochés quand on le regarde de près –, mais pas mal. Il me fait son grand sourire à la Tom Cruise avant de disparaître et de nous laisser entre nous, moi, elle et le bébé.

Jeudi 16 août 2012

Après-midi

J’ai démissionné !

Je me sens tellement mieux, j’ai l’impression que tout est possible. Je suis libre !

Assise sur le balcon, j’attends la pluie. Au-dessus de moi, le ciel est d'un noir d’encre, les hirondelles tournent et plongent, l’air est étouffant d’humidité. Scott devrait être de retour dans une heure. Il va falloir que je le lui dise. Il ne restera pas fâché plus d’une minute ou deux, je saurai me faire pardonner. Et je ne compte pas passer mes journées à tourner en rond à la maison : j’ai bien réfléchi. Je pourrais prendre un cours de photographie, ou tenir un étalage au marché pour vendre des bijoux. Je pourrais apprendre à cuisiner.

Un jour, quand j’étais plus jeune, un de mes profs m’a dit que j’étais passée maîtresse dans l’art de me réinventer. À l’époque, je n’ai pas saisi de quoi il voulait parler, j’ai cru qu’il voulait faire son intéressant, mais, depuis, je me suis prise d’affection pour cette idée. Fugueuse, amante, épouse, serveuse, gérante d’une galerie, nounou, et que sais-je encore. Alors, qui aurai-je envie d’être, demain ?

Je n’avais pas prévu de démissionner, les mots sont sortis tout seuls. Nous étions installés autour de la table de la cuisine, Anna avec le bébé sur les genoux, et Tom, qui était repassé parce qu’il avait oublié quelque chose et qui était resté prendre un café. C’était tout à fait ridicule, comme situation, ma présence n’avait pas le moindre intérêt. Pire : j’étais mal à l’aise, comme si je dérangeais.

— J’ai trouvé un autre travail, ai-je dit sans réfléchir. Alors je ne vais plus pouvoir rester avec vous.

Anna m’a dévisagée, et je ne pense pas qu’elle m’ait cru. Elle a répondu « Oh, quel dommage », mais ça se voyait qu’elle n’était pas sincère. Elle avait l’air soulagé. Elle ne m’a même pas posé de questions sur ce nouvel emploi, et heureusement, parce que je n’avais même pas songé à préparer un mensonge crédible.

Tom a semblé légèrement surpris. Il a dit :

— Tu vas nous manquer.

Mais ça non plus, ce n’est pas vrai.

La seule personne qui sera vraiment déçue, c’est Scott, alors il faut que je me mette à la recherche d’une bonne excuse. Je vais peut-être lui dire que Tom me draguait, ça réglera le problème.

Jeudi 20 septembre 2012

Matin

Il est peu après sept heures, et il fait froid là, dehors, mais c’est tellement beau, comme ça, tous les jardins, ces bandes vertes bien collées les unes aux autres, qui attendent que les doigts des rayons de soleil surgissent de derrière la voie ferrée et viennent les réanimer. Ça fait des heures que je suis réveillée, je n’arrive pas à dormir. Je n’ai pas dormi depuis des jours. Il n’y a rien de pire au monde que l’insomnie, je déteste ça, rester là avec le cerveau qui égrène chaque seconde, tic, tac, tic, tac. Mon corps entier me démange. J’ai envie de me raser le crâne.

J’ai envie de m’enfuir. De partir en road-trip en décapotable, les cheveux au vent, et de rouler jusqu’à la côte – n’importe laquelle. J’ai envie de marcher sur une plage. Avec mon grand frère, on voulait passer notre vie sur les routes. On avait des projets géniaux, Ben et moi. Enfin, c’était surtout les projets de Ben, c’était un grand rêveur. On était censés descendre en moto de Paris à la Côte d’Azur, ou longer toute la côte pacifique des États-Unis, de Seattle à Los Angeles ; on voulait retracer le parcours de Che Guevara de Buenos Aires à Caracas. Si j’avais fait tout ça, peut-être que je ne me serais pas retrouvée ici, à ne pas savoir quoi faire du reste de ma vie. Mais, si j’avais fait tout ça, peut-être que je me serais retrouvée exactement au même endroit, et que j’en aurais été satisfaite. Mais bien sûr, je n’ai rien fait de tout ça, parce que Ben n’a jamais pu atteindre Paris, il n’a même pas pu atteindre Cambridge. Il est mort sur l’A10, entre Cambridge et Londres, le crâne écrasé sous les roues d’un semi-remorque.

Il me manque chaque jour. Plus que quiconque, je crois. C’est lui, le grand vide dans ma vie, le trou au beau milieu de mon âme. Ou peut-être n’en était-il que le commencement. Je ne sais pas. Je ne sais même pas si tout cela a vraiment à voir avec Ben, ou plutôt à voir avec tout ce qui s’est passé après ça, et tout ce qui s’est passé depuis. Tout ce que je sais, c’est que par moments tout roule, la vie est belle et je suis comblée, et en l’espace d’une seconde le monde bascule, je meurs d’envie de m’enfuir, je suis perdue et le sol semble se dérober sous mes pieds.