Je n’ai jamais vu cette photo auparavant. C’est une photo de Megan et Scott ensemble, leurs visages près de l’objectif. Elle rit et il la regarde avec adoration. À moins que ce ne soit de la jalousie ? Le verre est brisé en étoile depuis le coin de l’œil de Scott, alors j’ai du mal à interpréter son expression. Je reste assise par terre avec la photo devant moi et je pense à ces objets qu’on casse régulièrement et que, parfois, on ne trouve pas le temps de réparer. Je pense à toutes les assiettes qui ont été brisées lors de mes disputes avec Tom, à ce trou dans le plâtre du couloir, au premier étage.
Quelque part, derrière la porte, j’entends le rire de Scott, et mon corps entier se glace. Je me relève tant bien que mal pour me précipiter à la fenêtre, je l’ouvre, je me penche à l’extérieur et, mes doigts de pied touchant à peine le sol, j’appelle à l’aide. J’appelle Tom. C’est sans espoir, pathétique. Même si, par chance, il se trouvait dans son jardin, quelques maisons plus loin, il ne m’entendrait pas, c’est trop loin. Je jette un coup d’œil en bas et je suis prise de vertige, alors je rentre, l’estomac retourné, des sanglots dans la gorge.
— S’il te plaît, Scott ! je crie. Je t’en prie…
Je déteste le son de ma voix, son ton enjôleur, désespéré. Mais un coup d’œil à mon T-shirt couvert de sang me rappelle que je ne suis pas encore à court de ressources. Je prends le cadre photo et je le retourne sur la moquette, puis je choisis le plus long des morceaux de verre et je le glisse précautionneusement dans la poche arrière de mon jean.
J’entends alors des pas monter les marches. Je me place dos au mur, le plus loin possible de la porte. La clé tourne dans la serrure.
Scott a mon sac à la main et le lance à mes pieds. Dans l’autre main, il tient un papier.
— Mais c’est madame Columbo ! dit-il avec un sourire.
Il prend une voix efféminée et lit à voix haute :
— Megan « s’est enfuie avec son amant, que j’appellerai A ».
Il a un rire moqueur.
— « A lui a fait du mal… Scott lui a fait du mal… »
Il chiffonne le papier en boule et le jette par terre.
— Bon sang ! t’es vraiment ridicule, tu sais ?
Il examine la pièce, et aperçoit le vomi sur la moquette et le sang sur mon T-shirt.
— Mais putain, qu’est-ce que t’as fabriqué ? Tu veux te foutre en l’air ? Tu vas faire le boulot à ma place ?
Il rit encore.
— Je devrais t’éclater la tête, mais, tu sais quoi, tu ne vaux pas la peine que je me fatigue.
Il s’écarte.
— Fous le camp de chez moi.
Je saisis mon sac et me jette sur la porte, mais, au même moment, il fait mine de s’avancer pour me frapper et, l’espace d’un instant, je crois qu’il va m’arrêter, m’attraper à nouveau. Il doit voir la terreur dans mes yeux car il s’esclaffe, il éclate d’un rire sonore. Je l’entends encore quand je claque la porte d’entrée derrière moi.
Vendredi 16 août 2013
Matin
J’ai à peine fermé l’œil. J’ai bu une bouteille et demie de vin pour tâcher de trouver le sommeil, pour empêcher mes mains de trembler, pour cesser de sursauter au moindre son, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Chaque fois que je commençais à sombrer, je me réveillais brusquement. J’étais certaine qu’il était dans la pièce, avec moi. J’allumais la lumière et je restais assise, à écouter les bruits de la rue, les bruits quotidiens des habitants de l’immeuble. Ce n’est que lorsque la lueur du jour a commencé à paraître que j’ai réussi à me détendre suffisamment pour dormir. J’ai encore rêvé que j’étais dans les bois. Tom était là, mais j’avais quand même peur.
J’ai laissé un petit mot à Tom, hier soir. Quand je suis sortie de chez Scott, j’ai couru jusqu’au numéro vingt-trois et j’ai tambouriné à la porte. J’étais tellement paniquée que ça m’était bien égal qu’Anna soit là, et qu’elle soit énervée de me voir devant chez elle. Personne n’est venu ouvrir, alors j’ai gribouillé quelques phrases sur un bout de papier que j’ai glissé dans la boîte aux lettres. Je m’en fiche qu’elle le voie – je crois même qu’au fond j’ai envie qu’elle le voie. Je suis restée vague : je lui ai dit que j’avais besoin de parler de l’autre jour. Je n’ai pas mentionné Scott, parce que je ne voulais pas que Tom aille le voir pour s’expliquer – Dieu sait ce qui pourrait arriver.
J’ai appelé la police presque à l’instant où je suis rentrée. J’ai d’abord bu deux verres de vin pour me calmer. J’ai demandé à parler au capitaine Gaskill, mais on m’a répondu qu’il n’était pas disponible, et je me suis retrouvée à parler à Riley. Ce n’était pas ce que je voulais. Je sais que Gaskill aurait été plus gentil avec moi.
— Il m’a retenue prisonnière chez lui, ai-je expliqué. Et il m’a menacée.
Elle m’a demandé pendant combien de temps j’avais été « retenue prisonnière ». Même au téléphone, je l’entendais mettre des guillemets autour des mots.
— Je ne sais pas, ai-je dit. Une demi-heure, peut-être.
Il y a eu un long silence.
— Et il vous a menacée. Pouvez-vous me dire la nature exacte de ces menaces ?
— Il a dit qu’il m’éclaterait la tête. Il a dit… il a dit qu’il devrait m’éclater la tête.
— Qu’il devrait vous éclater la tête ?
— Il a dit que c’était ce qu’il ferait mais que ça le fatiguait.
Un silence. Puis :
— Est-ce qu’il vous a frappée ? Est-ce que vous êtes blessée ?
— Des bleus. Juste des bleus.
— Il vous a frappée ?
— Non, il m’a agrippée.
Nouveau silence. Puis :
— Madame Watson, pourquoi étiez-vous chez Scott Hipwell ?
— Il m’a demandé de venir le voir. Il a dit qu’il avait besoin de me parler.
Elle a poussé un long soupir.
— Nous vous avons avertie de rester en dehors de tout cela. Vous lui avez menti, vous lui avez raconté que vous étiez une amie de sa femme, vous lui avez raconté tout un tas d’histoires, et… laissez-moi finir. Et il s’agit de quelqu'un qui, au mieux, subit en ce moment une énorme pression et est terriblement secoué. Au mieux. Au pire, il pourrait s’avérer dangereux.
— Il EST dangereux, c’est ce que je suis en train de vous dire, bordel !
— Vous ne rendez service à personne, en allant là-bas, en lui mentant et en le provoquant. Nous sommes au milieu d’une enquête pour meurtre, nous. Il serait temps que vous le compreniez. Vous mettez nos progrès en péril, vous risquez…
— Quels progrès ? l’ai-je sèchement interrompue. Vous ne faites pas le moindre progrès. Il a tué sa femme, je vous le dis. J’ai trouvé un cadre, une photo d’eux deux, brisée. C’est un homme enragé, instable…
— Oui, nous avons pris connaissance de cette photo. Toute la maison a déjà été fouillée. Je n’appellerais pas ça une preuve formelle.
— Alors vous ne comptez pas l’arrêter ?
Une nouvelle fois, elle a poussé un long soupir.
— Venez au poste demain faire une déposition. Nous nous chargerons du reste. Et… madame Watson ? Ne vous approchez plus de Scott Hipwell.
Cathy est rentrée et m’a trouvée en train de boire. Elle n’était pas contente. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je ne pouvais pas lui expliquer. Je me suis contentée de dire que j’étais désolée et je suis montée dans ma chambre, comme une adolescente qui s’enferme pour bouder. Puis je suis restée éveillée, à essayer de dormir, à attendre un appel de Tom. Un appel qui n’est pas venu.
Je me lève de bonne heure, je regarde mon téléphone (pas d’appels manqués), je me lave les cheveux et je m’habille pour mon entretien, les mains tremblantes, des nœuds dans l’estomac. Je dois partir tôt pour passer d’abord au poste de police faire ma déposition. Je ne m’attends pas à ce que ça change quoi que ce soit. Ils ne m’ont jamais prise au sérieux, ce n’est pas maintenant qu’ils vont commencer. Je me demande ce qu’il leur faudrait pour qu’ils arrêtent de me voir comme une affabulatrice.
Sur le chemin de la gare, je n’arrête pas de jeter des coups d’œil par-dessus mon épaule ; le hurlement soudain d’une sirène de police me fait littéralement bondir de frayeur. Une fois sur le quai, je marche aussi près que possible du grillage, les doigts glissant le long des fils de fer entrelacés, au cas où je devrais subitement m’y agripper. Je me rends bien compte que c’est ridicule, mais je me sens affreusement vulnérable maintenant que j’ai aperçu l’homme qu’il est ; maintenant qu’il n’y a plus de secrets entre nous.