— Oui ?
— Tom, c’est moi.
— Oui.
Anna est sûrement avec lui, c’est pour ça qu’il ne veut pas prononcer mon prénom. J’attends un moment, pour lui laisser le temps de passer dans une autre pièce, de s’éloigner d’elle. Je l’entends soupirer.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Euh, je voulais te parler… Comme je l’ai écrit dans le mot…
— Hein ? demande-t-il d’un ton irrité.
— Je t’ai laissé un petit mot avant-hier. J’avais besoin de te parler…
— Je n’ai rien reçu.
Un autre soupir, plus profond.
— Et merde. Alors c’est pour ça qu’elle me fait la tronche.
Anna a dû le trouver, et elle ne le lui a pas donné.
— Qu’est-ce que tu me veux ?
J’ai envie de raccrocher, de rappeler et de recommencer depuis le début. De lui dire comme c’était agréable de le voir lundi, quand nous sommes allés dans les bois.
— Je voulais juste te poser une question.
— Quoi ? dit-il encore, l’air vraiment énervé maintenant.
— Est-ce que tout va bien ?
— Qu’est-ce que tu veux, Rachel ?
Envolée, toute la tendresse de l’autre jour. Je me maudis d’avoir laissé ce petit mot : de toute évidence, ça lui a attiré des ennuis à la maison.
— Je voulais te demander, ce soir-là, le soir où Megan Hipwell a disparu…
— Bon Dieu, on en a déjà discuté, tu ne vas pas me dire que tu as encore oublié.
— J’ai…
— Tu étais ivre, dit-il plus fort, la voix dure. Je t’ai dit de rentrer chez toi. Tu ne m’écoutais pas. Tu t’es éloignée. Je t’ai cherchée en voiture un bout de temps, mais je ne t’ai pas retrouvée.
— Où était Anna ?
— Elle était à la maison.
— Avec le bébé ?
— Avec Evie, oui.
— Elle n’était pas avec toi dans la voiture ?
— Non.
— Mais…
— Bon sang ! t’as pas encore fini ? Elle était censée sortir, et je devais garder la petite. Puis tu es arrivée, alors elle a annulé sa soirée. Résultat : j’ai encore perdu plusieurs heures de ma vie à te courir après.
Je regrette de l’avoir appelé. Voir mes faux espoirs lacérés ainsi m’anéantit.
— D’accord, dis-je. C’est juste que… je ne m’en souviens pas comme ça… Tom, quand tu m’as vue, est-ce que j’étais blessée ? Est-ce que… est-ce que j’avais une coupure à la tête ?
Un autre long soupir.
— Ça me surprend déjà que tu te souviennes de quelque chose, Rachel. Tu étais complètement saoule. Ivre morte, dégueulasse. Tu titubais à n'en plus pouvoir.
Je sens ma gorge se serrer en l’entendant prononcer ces mots. Je l’ai déjà entendu me tenir ce genre de propos avant, quand ça n’allait pas, quand les choses étaient au plus mal, quand il était épuisé, qu’il en avait marre de moi, que je le dégoûtais. Las, il reprend :
— Tu étais tombée dans la rue, tu pleurais, une épave. Pourquoi tu veux savoir ça ?
Je n’arrive pas à trouver une réponse assez vite, je mets trop longtemps à réagir. Il conclut :
— Écoute, il faut que j’y aille. Ne m’appelle plus, s’il te plaît. On en a déjà parlé. Combien de fois va-t-il falloir que je te le répète ? Ne m’appelle pas, ne me laisse pas de petits mots, ne viens pas ici. Ça dérange Anna. D’accord ?
Puis je n’entends plus que la tonalité du téléphone.
Dimanche 18 août 2013
Tôt le matin
J’ai passé la nuit en bas, dans le salon, avec la télévision allumée pour me tenir compagnie, et la peur qui venait et repartait au gré des heures. J’ai l’impression d’être revenue dans le temps, et la plaie apparue il y a des années s’est rouverte, comme neuve. C’est bête, je sais. J’ai été idiote de croire que j’avais une seconde chance avec lui, à cause d’une seule conversation, de quelques moments que j’ai pris pour de la tendresse et qui n’étaient probablement rien d’autre que du sentimentalisme et de la culpabilité. Mais j’ai tout de même mal. Et il faut que je m’entraîne à ressentir cette douleur parce que, sinon, si je continue de vouloir l’anesthésier, elle ne partira jamais pour de bon.
Et j’ai été idiote de croire qu’il existait une connexion entre Scott et moi, que je pouvais lui venir en aide. Donc je suis une idiote. J’ai l’habitude. Mais il n’est pas trop tard pour changer, n’est-ce pas ? Il n’est jamais trop tard. Je passe la nuit allongée là, et je me promets de reprendre les choses en main. Je vais déménager loin d’ici. Trouver un nouvel emploi. Récupérer mon nom de jeune fille, rompre les liens avec Tom. Ce sera plus difficile de me retrouver – si tant est que quelqu’un me cherche un jour.
Je n’ai presque pas dormi. Étendue là, sur le canapé, à faire des projets, chaque fois que je me sentais glisser vers le sommeil, j’entendais la voix de Tom dans ma tête, aussi clairement que s’il avait été là, juste à côté de moi, ses lèvres contre mon oreille : « Tu étais complètement saoule. Ivre morte, dégueulasse. » Et, chaque fois, je me réveillais en sursaut, submergée par la honte. La honte, mais aussi une forte sensation de déjà-vu, parce que j’avais déjà entendu ces mots-là auparavant, les mêmes mots.
Puis je n’arrivais pas à empêcher des scènes de tourner dans ma tête : un réveil avec du sang sur l’oreiller, l’intérieur de la bouche douloureux, comme si je m’étais mordu la joue, les ongles sales, une terrible migraine, Tom qui sort de la salle de bains avec cette expression sur son visage – mi-blessé, mi-furieux –, et la terreur qui m’envahit comme un déluge.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Tom qui me montre les bleus sur son bras, sa poitrine, là où je l’ai frappé.
— Je ne te crois pas, Tom. Jamais je ne te frapperais. Je n’ai jamais frappé personne de ma vie.
— Tu étais complètement saoule, Rachel. Est-ce que tu as le moindre souvenir de ce qui s’est passé hier soir ? de ce que tu as dit ?
Puis il me racontait, et je n’arrivais toujours pas à y croire, parce que rien de ce qu’il me disait ne me ressemblait, rien. Puis l’histoire avec le club de golf, le trou dans le plâtre, blanc et gris comme un œil crevé qui me suivait chaque fois que je passais devant, alors que je ne parvenais pas à relier la violence dont il m’avait parlé avec la peur que je ressentais.
Ou dont je pensais me souvenir. Au bout d’un moment, j’ai appris à ne plus demander ce que j’avais fait, à ne plus contester quand il acceptait de me répondre, parce que je ne voulais pas connaître les détails, je ne voulais pas entendre le pire, les choses que je disais et que je faisais quand j’étais ivre morte, dégueulasse. Il menaçait parfois de m’enregistrer, pour me faire écouter le lendemain. Il ne l’a jamais fait – le seul point positif dans mon malheur.
Peu à peu, j’ai compris que, quand on se réveille dans cet état-là, on ne demande pas ce qui s’est passé, on se contente de dire qu’on est désolé : on est désolé de ce qu’on a fait et de ce qu’on est, et on ne se comportera plus jamais ainsi, jamais.
Et maintenant, je suis décidée. Je peux remercier Scott : désormais, j’ai trop peur pour sortir acheter à boire au milieu de la nuit. J’ai trop peur pour me laisser aller à nouveau, parce que c’est là que je suis la plus vulnérable.
Je vais devoir être forte, c’est tout.
Mes paupières sont lourdes et ma tête dodeline. Je baisse le son de la télévision pour qu’il ne reste qu’un murmure, je me tourne vers le dossier du canapé, je me recroqueville et je tire la couette au-dessus de ma tête, et je sombre, je le sens, je m’endors, et là… bang ! Je vois le sol se précipiter vers moi et je relève brutalement la tête, j’ai la nausée. Je l’ai vu. Je l’ai vu.
J’étais dans le passage souterrain et il se dirigeait vers moi, une gifle puis son poing levé, des clés entre les doigts, et enfin une douleur intolérable quand le métal cranté s’est fracassé contre mon crâne.
2. Wilma McCann a été la première des treize victimes du tueur en série Peter Sutcliffe, en 1975 ; Pauline Reade a été la première des cinq victimes des tueurs en série Ian Brady et Myra Hindley, en 1963. (N.d.T.)