J’ai soudain très froid. Est-ce que j’ai su, ce jour-là, qu’il avait envie d’elle ? Megan était blonde et belle – comme moi. Alors, oui, j’ai probablement su qu’il avait envie d’elle, tout comme je sais, quand je marche dans la rue, qu’il y a des hommes mariés accompagnés de leur femme, avec leur enfant dans les bras, qui me regardent et qui pensent la même chose. Alors, peut-être que je l’ai su. Il avait envie d’elle, et il a couché avec elle. Mais pas ça. Il ne pourrait pas faire ça.
Pas Tom. Un amant puis un mari, deux fois marié même. Un père. Un bon père, qui subvient aux besoins de sa famille sans se plaindre.
— Tu l’as aimé, je lui rappelle. Et tu l’aimes toujours, non ?
Elle secoue la tête sans conviction.
— Si, tu l’aimes. Et tu sais… tu sais que ce n’est pas possible.
Je me lève et prends Evie contre moi avant de m’approcher d’elle.
— Ce n’est pas possible, Rachel. Tu sais qu’il n’a pas pu faire ça. Tu ne pourrais pas aimer un homme capable d’une telle chose, après tout ?
— Et pourtant, je l’ai aimé, dit-elle. Nous l’avons aimé toutes les deux.
Des larmes coulent sur ses joues. Elle les essuie et, à cet instant, quelque chose change dans son visage et elle devient toute blanche. Ce n’est plus moi qu’elle regarde, ses yeux fixent quelque chose par-dessus mon épaule et, quand je me retourne, je le vois à la fenêtre de la cuisine, qui nous observe.
MEGAN
Vendredi 12 juillet 2013
Matin
Elle m’a forcé la main. Ou peut-être « il ». Mes tripes me soufflent que c’est une « elle ». Ou mon cœur, je ne sais pas. Je la sens, comme je l’ai sentie la fois d’avant, une graine dans sa cosse, mais cette graine-là sourit. Elle attend son heure. Je ne peux pas la détester. Et je ne peux pas m’en débarrasser. Impossible. Je pensais que j’en serais capable, je pensais que je voudrais l’arracher de là au plus vite, mais, quand je pense à elle, je ne vois plus que le visage de Libby, ses yeux noirs. Je respire l’odeur de sa peau. Je me souviens à quel point elle était froide, à la fin. Je ne peux pas me débarrasser d’elle. Je ne veux pas. Je veux l’aimer.
Je ne peux pas la détester, mais elle me fait peur. J’ai peur de ce qu’elle va me faire, ou de ce que je vais lui faire. C’est cette peur qui m’a réveillée en sursaut peu après cinq heures, ce matin, trempée de sueur malgré la fenêtre ouverte, et le fait que je suis seule. Scott est à une conférence dans le Hertfordshire, ou l’Essex, ou je-ne-sais-où. Il revient ce soir.
Qu’est-ce que c’est, mon problème ? Pourquoi ai-je toujours envie d’être seule quand il est là, alors que je ne peux pas supporter son absence ? Je ne supporte pas le silence. Je me mets à parler à voix haute uniquement pour le combler. Ce matin, dans mon lit, je n’arrêtais pas de me dire… et si la même chose se produit ? Qu’est-ce qui va se passer quand je serai seule avec elle ? Qu’est-ce qui va m’arriver s’il ne veut pas de moi, de nous ? Et qu’est-ce qui se passera s’il devine qu’elle n’est pas de lui ?
Mais, après tout, elle l’est peut-être. Je ne sais pas, j’ai juste le sentiment que non. Comme j’ai le sentiment que c’est une « elle ». Et même si elle n’est pas de lui, comment le saurait-il ? Non, impossible. Je raconte n’importe quoi. Il sera tellement heureux quand je lui annoncerai, fou de joie. L’idée qu’elle n’est pas de lui ne lui traversera même pas l’esprit. Et ce serait cruel de le lui dire, ça lui briserait le cœur, et je ne veux pas lui faire de mal. Je n’ai jamais voulu lui faire de mal.
Je suis comme ça, je n’y peux rien.
— Mais tu restes tout de même responsable de tes actes.
C’est ce que dit Kamal.
J’ai appelé Kamal un peu après six heures. Le silence s’affaissait de plus en plus sur moi et je commençais à paniquer. J’ai songé à appeler Tara – je savais qu’elle accourrait –, mais je ne pensais pas pouvoir le supporter, elle aurait été trop collante, à vouloir me protéger. Je ne voyais pas qui d’autre contacter, à part Kamal. Je l’ai appelé chez lui. Je lui ai dit que j’avais des ennuis, que je ne savais pas quoi faire, que ça n’allait pas du tout. Il est venu immédiatement. Pas sans poser de questions, mais presque. J’ai peut-être donné l’impression que c’était plus grave que ça ne l’était. Peut-être qu’il a eu peur que je « fasse une bêtise ».
Nous sommes dans la cuisine. Il est encore tôt, à peine sept heures et demie passées. Il va bientôt devoir partir s’il veut arriver à l’heure pour son premier rendez-vous. Je le regarde, assis en face de moi à la table de la cuisine, les mains sagement posées l’une sur l’autre devant lui, ses yeux doux concentrés sur moi, et je sens son amour. Vraiment. Il a été tellement gentil avec moi, malgré les saletés que j’ai faites.
Il a pardonné tout ce qui s’est passé avant, comme je l’espérais. Il a balayé tous mes péchés. Il m’a dit que, tant que je ne me pardonnais pas à moi-même, cela ne cesserait pas, que je ne pourrais jamais m’arrêter de courir. Et je ne peux plus courir, à présent ! Pas maintenant qu’elle est là.
— J’ai peur, lui dis-je. Et si je recommence à faire n’importe quoi ? Et si j’ai un problème ? Si ça se passe mal avec Scott ? Et si je finis encore toute seule ? Je ne sais pas si j’en suis capable, j’ai trop peur d’être à nouveau seule – je veux dire, seule avec un enfant…
Il se penche et pose une main sur la mienne.
— Tu ne feras pas n’importe quoi, je te l’assure. Tu n’es plus une enfant endeuillée, perdue. Tu es quelqu’un de complètement différent. Plus forte. Tu es une adulte, désormais. Tu n’as pas à craindre d’être seule. Ce n’est pas ce qui peut arriver de pire, n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si ce n'est pas pourtant ce qui peut arriver de pire. Parce que, quand je ferme les yeux, j’arrive à conjurer le sentiment qui m’envahit quand je suis au bord du sommeil, celui qui me ramène violemment à la conscience. C’est le sentiment d’être seule dans une maison plongée dans le noir, à guetter ses pleurs, dans l’attente d’entendre les pas de Mac sur le parquet du rez-de-chaussée, tout en sachant pertinemment qu’ils ne viendront jamais.
— Je ne peux pas te dicter ta décision pour Scott. Ta relation avec lui… Bon, je t’ai déjà dit ce qui m’inquiétait, mais c’est à toi de choisir ce que tu veux faire. Pour toi-même. C’est à toi de voir si tu lui fais confiance, si tu veux qu’il prenne soin de toi et de ton bébé. Il faut que ce soit ta décision. Mais je pense que tu peux avoir confiance en toi, Megan. Tu sauras faire le bon choix.
Dehors, sur la pelouse, il m’apporte une tasse de café. Je la pose et j'enroule mes bras autour de lui, je le rapproche de moi. Derrière nous, un train arrive bruyamment au niveau du feu de signalisation. Le bruit crée comme une barrière, un mur qui nous entoure, et j’ai la sensation que nous sommes enfin vraiment seuls. Il met ses bras autour de moi et m’embrasse.
— Merci, dis-je. Merci d’être venu, d’être là.
Il sourit, s’éloigne de moi, et me frotte la joue de son pouce.
— Tu vas très bien t’en sortir, Megan.
— Est-ce que je pourrais m’enfuir avec toi ? Toi et moi… est-ce qu’on ne pourrait pas simplement s’enfuir ensemble ?
Il rit.
— Tu n’as pas besoin de moi. Ni de continuer à t’enfuir. Tout ira bien. Toi et ton bébé, vous vous en sortirez très bien.
Samedi 13 juillet 2013
Matin