J’entends des larmes dans sa voix. Ça me met en rage, ça me donne envie de sortir pour lui griffer le visage. Je pense alors : « Ne t’avise surtout pas de pleurer, pas après ce que tu viens de faire ! » Je suis furieuse contre lui, j’ai envie de lui hurler dessus, de lui dire de s’éloigner de cette putain de porte, de moi, mais je me retiens, parce que je ne suis pas idiote. Il a des raisons d’être en colère. Et il faut que je réfléchisse posément, clairement. Je réfléchis pour deux, à présent. Cette confrontation m’a donné des forces, de la détermination. Je l’entends derrière la porte, qui implore mon pardon, mais je ne peux pas m’occuper de ça pour l’instant. Pour l’instant, j’ai autre chose à faire.
Tout au fond de l’armoire, au bas de trois rangées de boîtes à chaussures soigneusement étiquetées, je prends une boîte gris foncé marquée « bottes compensées rouges », et dans la boîte se trouve un vieux téléphone portable, une antiquité avec un forfait prépayé que j’ai achetée il y a des années, et que j’ai gardée au cas où. Ça fait quelque temps que je ne m’en suis pas servie, mais le jour est venu. Je vais être honnête. Finis les mensonges, finis les secrets. Il est temps que papa affronte ses responsabilités.
Je m’assois sur le lit et j’allume le téléphone, priant pour qu’il ait encore un peu de batterie. L’écran s’illumine et je sens l’adrénaline qui fait bouillir mon sang, ça me donne le tournis, la nausée, même, mais ça me fait un peu planer aussi, comme si j’étais défoncée. Je commence à m’amuser, à apprécier l’anticipation de tout faire éclater au grand jour, de le mettre face – de tous les mettre face – à ce que nous sommes et à ce que nous avons fait. D’ici la fin de la journée, chacun saura quelle est sa place.
J’appelle son numéro. Sans grande surprise, je tombe tout de suite sur son répondeur. Je raccroche et lui envoie un texto : « J’ai besoin de te parler. URGENT. Rappelle-moi. » Puis je reste assise là, à attendre.
Je vais dans le journal d’appels. La dernière fois que je me suis servie de ce téléphone, c’était en avril. Beaucoup d’appels, tous sans réponse, début avril et fin mars. J’ai rappelé, rappelé et rappelé encore, et il m’a ignorée, il n’a même pas daigné répondre à mes menaces – je lui ai dit que j’irais chez lui, que je parlerais à sa femme. Mais, aujourd’hui, je pense qu’il va m’écouter. Je ne lui laisserai pas le choix.
Quand ça a commencé, ce n’était qu’un jeu. Une distraction. Je le voyais de temps en temps, il passait à la galerie, souriant, pour flirter. C’était inoffensif, après tout, il y avait beaucoup d’hommes qui passaient à la galerie pour sourire et flirter. Mais la galerie a fermé et je me suis retrouvée à m’ennuyer à la maison toute la journée. J’avais besoin d’autre chose. De quelque chose de différent. Puis, un jour où Scott était en déplacement, je l’ai croisé dans la rue, on a commencé à discuter et je l’ai invité à prendre un café chez moi. À la manière dont il me regardait, je savais exactement ce qu’il avait en tête, et c’est arrivé. Et puis c’est arrivé d’autres fois, même si je n’avais pas prévu que ça devienne une vraie relation, je n’en avais aucune envie. J’aimais juste être désirée, le sentiment d’avoir le pouvoir. C’était aussi bête que ça. Je n’avais pas envie qu’il quitte sa femme, mais je voulais qu’il en ait envie. Qu’il me désire à ce point-là.
Je ne me souviens pas à quel moment j’ai commencé à croire que ça pouvait être plus que ça, qu’on était faits pour être ensemble. Mais, dès l’instant où ça s’est produit, je l’ai senti s’éloigner. Il a arrêté de m’écrire, de répondre à mes appels. Jamais je ne m’étais sentie rejetée comme ça, jamais. Et j’ai détesté ça. Alors ça s’est transformé en autre chose : une obsession. Je comprends, maintenant. Et, à la fin, j’ai vraiment cru que je pouvais laisser tomber et reprendre ma vie, un peu meurtrie peut-être, mais sans avoir fait grand mal à personne. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi simple.
Scott est encore devant la porte. Je ne l’entends plus mais je sens qu’il est toujours là. Je vais dans la salle de bains et je compose à nouveau le numéro. Je retombe sur la messagerie, alors je raccroche et je recommence, une deuxième fois, une troisième fois. Je chuchote un message :
— Décroche le téléphone ou j’arrive. Et je suis sérieuse, cette fois. Il faut que je te parle. Tu ne peux pas continuer de m’ignorer.
Je reste quelques instants dans la salle de bains, le téléphone posé sur le rebord du lavabo, à essayer de le faire sonner par la force de mon esprit. L’écran reste obstinément gris, vierge. Je me brosse les cheveux, je me lave les dents, je me maquille légèrement. Je commence à reprendre des couleurs normales. J’ai encore les yeux rouges et mal à la gorge, mais ça a l’air d’aller. Je me mets à compter. Si le téléphone n’a toujours pas sonné quand j’arrive à cinquante, j’irai là-bas, frapper à la porte. Il ne sonne pas.
Je range le téléphone dans la poche de mon jean, puis je traverse rapidement la chambre et j'ouvre la porte. Scott est assis sur le palier, les bras autour des genoux, la tête baissée. Il ne relève pas les yeux, alors je passe à côté de lui et je cours dans l’escalier, le souffle coincé dans la gorge. J’ai peur qu’il m’attrape par-derrière et qu’il me pousse. Je l’entends se mettre debout avant de m’appeler :
— Megan ! où tu vas ? Tu vas le rejoindre, lui, c’est ça ?
Arrivée en bas des marches, je me retourne.
— Il n’y a pas de « lui », d’accord ? C’est terminé.
— Attends, Megan, s’il te plaît. S’il te plaît, ne pars pas.
Je n’ai pas envie de l’entendre me supplier, je n’ai pas envie d’entendre sa voix plaintive tandis qu’il s’apitoie sur lui-même alors que ma gorge me fait encore tellement mal que j’ai l’impression qu’on y a versé de l’acide.
— N’essaie pas de me suivre, dis-je d’une voix rauque. Sinon, je ne reviendrai jamais. Tu as compris ? Si je t’aperçois quand je me retourne, ce sera la dernière fois que tu me verras.
Je l’entends appeler mon nom au moment où je claque la porte derrière moi.
J’attends un peu dehors, sur le trottoir, pour m’assurer qu’il ne me suit pas, puis je m’éloigne. D’abord rapidement, puis je ralentis, et je ralentis encore. J’arrive devant le numéro vingt-trois et c’est là que je panique. Je ne suis pas prête à vivre cette scène. J’ai besoin d’une minute pour m’y préparer. De quelques minutes. Je continue de marcher, je dépasse la maison, le passage souterrain, la gare. Je continue jusqu’au parc, puis, encore une fois, je compose son numéro.
Je lui dis que je suis dans le parc, que je vais l’attendre ici, mais que, s’il ne vient pas, c’est fini, je débarquerai chez lui. C’est sa dernière chance.
C’est une belle fin de journée, il est sept heures passées mais il fait bon et il y a encore du soleil. Il reste quelques enfants qui jouent sur les balançoires et le toboggan, leurs parents non loin qui bavardent avec animation. Ça a l’air agréable, normal, et en les regardant j’ai la sensation écœurante que Scott et moi n’emmènerons jamais notre fille jouer ici. Je n’arrive pas à nous imaginer là, heureux, détendus. Plus maintenant. Pas après ce que je viens de faire.
Ce matin, j’étais tellement sûre que la meilleure solution était de tout mettre sur la table – pas juste la meilleure solution d’ailleurs, la seule. Finis les mensonges, finis les secrets. Et, quand il m’a fait mal, ça n’a fait que renforcer ma certitude. Mais maintenant, assise là, toute seule, sachant que Scott est furieux et, surtout, qu’il a le cœur brisé, je ne trouve plus que c’était la bonne chose à faire. Je n’ai pas été forte, j’ai été inconsciente, et il m’est impossible d’évaluer les dégâts que j’ai commis.
Peut-être que le courage qu’il me faut, ce n’est pas celui de dire la vérité, mais uniquement celui de partir. Pour elle et pour moi, désormais, l’heure est venue : je dois m’éloigner d’eux deux, de tout ça. Peut-être qu’en réalité je suis faite pour la fuite et les secrets.
Je me lève et fais le tour du parc. J’ai envie que le téléphone sonne mais, en même temps, j’en ai peur. Au bout du compte, je suis rassurée qu’il ne sonne pas. Je prends ça comme un signe. Je retourne sur mes pas, vers la maison.
Je viens de dépasser la gare quand je le vois. Il sort du passage souterrain d’un pas rapide, les épaules voûtées, les poings serrés, et, avant que je puisse m’en empêcher, je l’appelle.