— Pour être honnête, je suis soulagé.
C’est à moi qu’il parle, il me regarde droit dans les yeux.
— Vous n’avez pas la moindre idée d’à quel point c’est épuisant de devoir gérer des gens comme vous. Et, putain, c’est pas faute d’avoir essayé. J’ai tout fait pour vous aider, toutes les deux. Mais vous êtes… Je veux dire, je vous ai aimées toutes les deux, passionnément, mais qu’est-ce que vous pouvez être faibles, par moments !
— Va te faire foutre, Tom, s’écrie Anna en se levant. Je t’interdis de me mettre dans le même sac qu’elle !
Je la dévisage, et je me rends compte qu’ils vont vraiment bien ensemble, finalement, Anna et Tom. Elle lui convient cent fois mieux que moi, parce que c’est ça qui la dérange : pas que son mari soit un menteur et un assassin, mais qu’il ait osé la comparer à moi.
Tom s’approche d’elle et lui murmure d’une voix apaisante :
— Je suis désolé, ma chérie, c’était malhonnête de ma part.
Elle l’ignore et il s’adresse à moi :
— J’ai fait de mon mieux, tu sais. J’ai été un bon mari pour toi, Rach. J’ai dû supporter beaucoup de choses, ton alcoolisme, ta dépression. J’ai supporté tout ça longtemps avant de jeter l’éponge.
— Tu m’as menti, dis-je, et il paraît surpris. Tu m’as répété que tout était ma faute. Tu m’as fait croire que je n’étais bonne à rien. Tu m’as regardée souffrir, et tu…
Il hausse les épaules.
— Est-ce que tu imagines une seconde comme tu étais devenue chiante, Rachel ? et laide ? Trop triste pour te lever le matin, trop fatiguée pour prendre une douche ou te laver les cheveux, bordel ! Pas étonnant que j’aie perdu patience, si ? Pas étonnant que j’aie dû me mettre à chercher des distractions ailleurs. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
Il passe du mépris à l’inquiétude lorsqu’il se tourne vers sa femme.
— Anna, avec toi, c’était différent. Promis. Ce truc avec Megan, c’était juste… juste pour m’amuser. Rien d’autre. J’admets que je n’en suis pas fier, mais j’avais besoin de relâcher la pression. C’est tout. Je n’avais pas l’intention que ça s’éternise. Ça n’aurait jamais dû interférer avec nous, avec notre famille. Il faut que tu le comprennes.
— Tu…
Anna essaie de dire quelque chose, mais elle n’arrive pas à formuler sa pensée. Tom pose une main sur son épaule et la serre doucement.
— Quoi, mon amour ?
— Tu l’as embauchée pour garder Evie ! crache-t-elle. Est-ce que tu la sautais pendant qu’elle travaillait ici ? pendant qu’elle s’occupait de notre enfant ?
Il enlève sa main, et son visage est l’image même du repentir.
— C’était terrible. Je pensais… je pensais que ce serait… Très franchement, je ne sais pas ce que je pensais. Je ne suis pas sûr que je pensais à quoi que ce soit, en réalité. J’ai eu tort. J’ai eu terriblement tort.
Son masque change encore : le voilà maintenant qui ouvre les grands yeux de l’innocence, et il plaide :
— Je ne savais pas, à ce moment-là, Anna. Il faut que tu me croies, je ne savais pas qui elle était. Je ne savais pas pour ce bébé qu’elle a tué. Je ne l’aurais jamais laissée garder Evie si j’avais su cela. Il faut que tu me croies.
Sans prévenir, Anna se lève d’un bond et fait tomber sa chaise par terre – le bruit du siège qui cogne contre le sol de la cuisine réveille leur fille.
— Donne-la-moi, dit Anna, les bras tendus.
Tom recule légèrement.
— Tout de suite, Tom, donne-la-moi. Donne-la-moi.
Mais il n’obéit pas, il s’éloigne tout en berçant l’enfant, il recommence à lui murmurer à l’oreille pour l’aider à se rendormir, alors Anna se met à crier. Au début, elle répète : « Donne-la-moi, donne-la-moi ! », puis ça se transforme en un hurlement inintelligible de fureur et de souffrance. Le bébé hurle, elle aussi. Tom tente de la calmer, il ignore Anna, alors c’est à moi de prendre celle-ci en main. Je l’entraîne à l’extérieur pour lui parler à voix basse.
— Il faut que tu te calmes, Anna, dis-je, pressante. Tu comprends ? Calme-toi. Parle-lui, distrais-le pendant que j’appelle la police, d’accord ?
Elle secoue la tête sans s’arrêter. Elle m’attrape les bras, et ses ongles s’enfoncent dans ma chair.
— Comment a-t-il pu faire ça ?
— Anna ! écoute-moi. Il faut que tu ailles l’occuper un moment.
Enfin, elle me regarde, elle me regarde vraiment, et hoche la tête.
— D’accord.
— Va… je ne sais pas. Va l’éloigner de la porte et gagne du temps.
Elle repart à l’intérieur. Je prends une grande inspiration, puis je me retourne et fais quelques pas dans le jardin. Je ne vais pas trop loin, juste sur la pelouse. Je jette un coup d’œil derrière moi. Ils sont toujours dans la cuisine. Je m’éloigne encore. Le vent s’est levé, il fait lourd et un orage ne va pas tarder à éclater. Les martinets volent bas dans le ciel, et je sens l’odeur de la pluie qui arrive. J’adore cette odeur.
Je glisse la main dans ma poche arrière et j’en sors mon téléphone. Mes mains tremblent, il me faut un, deux, trois essais pour parvenir à déverrouiller mon clavier. Je voudrais appeler l’inspectrice Riley, quelqu’un qui me connaît, mais, lorsque je parcours mon journal d’appels, je ne retrouve pas son numéro, alors j’abandonne. Je vais simplement appeler le numéro d’urgence, le 999. J’en suis au deuxième « 9 » quand son pied percute le bas de ma colonne vertébrale et que je m’écrase face contre terre, le souffle coupé. Le téléphone m’échappe, et il s’en empare avant que j’aie pu me remettre à genoux ou même prendre une inspiration.
— Allons, allons, Rachel, dit-il en me prenant par le bras pour me relever sans difficulté. Évitons de faire n’importe quoi.
Il me ramène dans la maison et je le laisse faire, parce que je sais que ce n’est pas le moment de me débattre, je n’ai aucune chance de m’échapper ainsi. Il me pousse par l’ouverture de la porte coulissante, la referme derrière lui, puis la verrouille. Il jette la clé sur la table de la cuisine. Anna est debout, là, et me fait un petit sourire. Je me demande alors si c’est elle qui lui a dit que j’allais appeler la police.
Anna commence à préparer le déjeuner de sa fille, et met de l’eau à bouillir pour nous faire du thé. Dans cette mise en scène grotesque de normalité, j’ai l’impression que je pourrais presque faire poliment mes adieux puis traverser la pièce pour retrouver la sûreté de la rue. C’est si tentant que je me retrouve à faire un pas dans cette direction, mais Tom se place en travers de mon chemin. Il pose une main sur mon épaule, puis passe les doigts sous ma gorge, avec une très légère pression.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi, Rachel ?
MEGAN
Samedi 13 juillet 2013
Soir
Ce n’est qu’une fois dans la voiture que je m’aperçois qu’il a du sang sur la main.
— Tu t’es coupé ?
Il ne répond pas. Sur le volant, ses jointures sont toutes blanches.
— Tom, j’avais besoin de te parler, dis-je.
J’essaie de prendre un ton conciliant, d’être adulte, mais j’imagine que c’est un peu tard.
— Je suis désolée de t’avoir harcelé comme ça mais, bon sang ! c’était le silence radio ! Tu…
—C’est rien, dit-il, radouci. Je ne suis pas… C’est autre chose qui m’a énervé. Ce n’est pas toi.
Il me regarde et tente de sourire, en vain.
— Des histoires avec mon ex, conclut-il. Tu sais ce que c’est.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé à la main ? je demande.
— Des histoires avec mon ex, dit-il encore, la voix mauvaise.
Le reste du chemin jusqu’à la forêt de Corly se déroule en silence.
Nous allons nous garer sur le parking, tout au fond. Nous sommes déjà venus là. Il n’y a jamais grand monde le soir – parfois quelques ados avec des canettes de bière, mais c’est tout. Ce soir, nous sommes seuls.
Tom coupe le moteur et se tourne vers moi.
— Bon, de quoi tu voulais parler ?
Il y a encore des traces d’agressivité dans sa voix, mais elles sont plus diffuses, elles n’éclatent plus dans chaque syllabe. Cependant, après ce qui vient de se passer, je n’ai pas très envie de rester enfermée dans un espace clos avec un homme en colère, alors je lui propose qu’on aille marcher. Il lève les yeux au ciel avec un long soupir mais accepte.