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Elle avait compté les jours et elle savait que cela s'était passé début mai quand, écoutant ce grand Allemand au beau nom, elle avait oublié son rôle. Elle savait d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas seulement d'un oubli.

Elle arriva à l'hôpital deux heures avant l'ouverture des services. Dans le silence du matin, elle contourna l'immeuble jaune pâle et, traversant la rue, s'assit, sur un banc dans une petite cour entre de vieux bâtiments à un étage. Sur les fenêtres il y avait des fleurs dans les pots et des statuettes de faïence peinturlurée. «C'est tout comme chez nous à Borissov», pensait-elle. Le soleil léger et transparent emplissait peu à peu la cour, éclairant l'intérieur des entrées aux escaliers de bois, et faisait cligner les yeux d'un chat assis sur un petit banc boiteux. Plus tard, Olia essaya de comprendre ce qui s'était passé, ce petit matin ensoleillé. Elle regardait les fleurs pâles derrière les vitres, le bac avec son sable grêlé par la pluie qui était tombée dans la nuit, les touffes d'herbe qui perçaient du sol piétiné de la cour. Elle regardait comme si elle le voyait pour la première fois. Même la terre grise et ordinaire, mêlée de sable, était étonnamment présente à ses yeux, tout près, avec ses petites pierres, ses brindilles, ses allumettes brûlées. Elle ressentit tout à coup une tendresse aiguë et saisissante pour ce regard neuf, cet étonnement joyeux et muet. Ce regard ne lui appartenait plus. Elle le sentait en elle-même déjà comme quelque chose de séparé d'elle, mais en même temps proche, palpitant, inséparable de sa respiration et de sa vie… Il lui semblait qu'elle l'éprouvait presque charnellement. Elle suivait des yeux le chat qui lentement traversait la cour en secouant ses pattes et en redressant la queue. Olia savait qu'elle n'était pas seule à le regarder et savait pour qui elle marmonnait silencieusement: «Ah! le joli petit minet… Regarde les belles moustaches, la queue blanche, les petites oreilles grises… Allons le caresser…»

Les maisons commençaient à s'éveiller. Des entrées sortaient d'un pas affairé des gens qui se hâtaient vers l'arrêt des bus. Olia les suivit. En rentrant, elle se coucha sans se déshabiller et s'endormit tout de suite. Vers le soir elle fut réveillée par le piaillement strident des martinets. Longtemps elle resta couchée, regardant le crépuscule qui s'épaississait derrière la fenêtre ouverte. Parfois du haut d'un balcon parvenait une voix féminine:

– Maxime, Katia, rentrez! Combien de fois dois-je vous appeler?

Et tout de suite retentissait en écho un duo aigu:

– Mais maman! Encore cinq petites minutes! Les martinets filaient tout près de la fenêtre dans un rapide bruissement d'ailes. Il semblait que quelqu'un, d'un geste brusque, déchirait une légère étoffe de soie. «Comme tout est simple, pensait Olia. Et personne ne le comprend. Ils courent, se poussent les uns les autres et n'ont même pas le temps de se demander: "A quoi bon?". Et pourtant tout est si simple. Et moi aussi, je devenais folle – Aliochka, cet appartement à Moscou, l'étranger… C'est dur à penser – je m'étais mise à haïr ses parents si fort que j'en avais des cauchemars. Je craignais tout le temps qu'ils le dissuadent de m'épouser. J'ai presque prié pour qu'ils se tuent en voiture ou en avion! Quelle horreur!»

Il y avait tant de silence dans le crépuscule violet qu'on entendait dans une cuisine, par la fenêtre ouverte, le grésillement des pommes de terre dans une poêle. Olia pensa à celui dont elle avait ce matin si clairement ressenti la présence en ce monde. Et maintenant elle plongeait avec une joie calme dans les futurs soins de l'enfant, de ses petits vêtements, de sa nourriture. Sans savoir pourquoi, elle était sûre qu'elle aurait un garçon. Elle savait qu'elle l'appellerait Kolka, qu'elle vivrait avec lui à Borissov, qu'elle trouverait un emploi terne et monotone, et cette monotonie des journées grises et tranquilles dans le futur lui parut tout à coup un indicible bien.

Elle imagina comme il apprendrait la vie de son grand-père Ivan, sa vie à elle. Tout ce qui leur avait paru un écroulement fatal de leurs projets entrerait dans son esprit enfantin tel un conte, une sorte de légende familiale: le grand-père héros qui avait souffert dans sa vieillesse pour la vérité, la mère qui avait refusé de vivre à Moscou parce que la vie qu'on y mène est bruyante et même, à cause des voitures folles, dangereuse.

«Pour le moment je ne dirai rien à mon père, pensait-elle. Après le tribunal, quand il sera remis, je lui raconterai tout.»

Vitali Ivanovitch écoutait Olia sans l'interrompre. Son mutisme la confondait un peu. Elle parlait calmement, essayant d'être logique et convaincante. Vitali Ivanovitch pétrissait de la main son visage, hochant la tête, et lui jetait de temps en temps un regard clignotant et un peu lointain. Olia savait que dès les premiers mots il avait compris tout ce qu'elle allait lui raconter et que maintenant il attendait patiemment la fin de son récit. Les derniers mots, elle les prononça plus haut et sur un ton plus résolu:

– Vous savez, Vitali Ivanovitch, peut-être que c'est mon destin, ça. Finalement chacun porte sa croix, aux uns, Moscou, aux autres, Borissov…

Olia pensait qu'il se hâterait de la dissuader, se mettrait à la raisonner d'une façon plaisante et amicale: «Ecoute, c'est un caprice, ça te passera» ou au contraire à lui rappeler d'une voix sèche son devoir et ses responsabilités. Mais lui continuait à se frotter le visage, hochait la tête et ne disait rien. C'est seulement en entendant ses dernières paroles qu'il marmonna: «Oui, oui, le destin… le destin…» Puis, redressant son visage aux pommettes rougies, il dit:

– La nuit a été folle, le téléphone n'a pas arrêté de sonner. Je n'arrive pas à garder les yeux ouverts. Dès que je m'assois, je m'endors. Je te le dis parce que chacun porte sa croix, comme tu l'as si bien fait remarquer tout à l'heure.

Il eut un sourire las et distrait.

– Tu sais, mes études, je les ai commencées en philosophie; c'est ensuite que je me suis tourné vers le droit. Je me cherchais pour ainsi dire. Il me semblait toujours que quelque chose ne collait pas, que ce n'était pas… Quand je suis entré en philo, j'ai pensé que, tout de suite, je serais plongé dans les mystères insondables de l'existence. Bon, j'ouvre Aristote et lui, il raisonne: Pourquoi – pardon – l'urine de l'homme qui a mangé de l'oignon sent-elle l'oignon? Et le couronnement de la pensée philosophique, c'est le discours de Brejnev au dernier Plénum historique. Quand on est jeune, tout ça, ça blesse si fort! Maintenant, c'est ridicule même de se le rappeler. Nous avions un professeur, tu sais, de l'espèce de ces derniers Mohicans qui étaient encore diplômés de l'Université de Saint-Pétersbourg. Sous Staline, bien sûr, dans les camps. Les jeunes aiment ce type de professeurs. Alors moi, je me précipite vers lui:

– Voilà, Igor Valerianovitch. Je suis en pleine crise intellectuelle, une crise aussi profonde que celle de la philosophie bourgeoise. Je passe en droit. Je termine mes études et je vais sous les balles des bandits écraser la maffia de Rostov comme juge d'instruction.

Et évidemment je lui parle du destin, de la vocation, de la croix… Et ce vieux philosophe écoutait, écoutait, puis me dit:

– Et vous, distingué jeune homme, vous connaissez la parabole de la croix humaine?

– Non, lui dis-je. Jamais entendue.

– Alors, écoutez. Un homme portait sa lourde croix. Il la portait, portait, et finit par invectiver Dieu. Trop lourde, cette croix. Elle lui scie le cou, l'écrase, le courbe vers la terre. Il n'en peut plus. Dieu entendit ses lamentations et eut pitié.

– Bon, lui dit-il, suis-moi, malheureux. Il l'amène devant un énorme entassement de croix.

– Voilà, tu vois, tout cela, ce sont des destinées humaines. Jette ta croix et choisis-en une autre. Peut-être en trouveras-tu une plus légère.

L'homme se réjouit et se met à les essayer. Il en met une sur l'épaule. «Non, trop lourde. Plus lourde que la mienne.» Et il en prend une autre. Toute la journée il court autour de cette montagne de croix et n'arrive pas à en choisir une. Lourdes sont les croix humaines. Enfin vers le soir il en trouve une.

– Voilà, dit-il, celle-ci est plus légère que les autres. Ce n'est pas une croix, c'est un vrai plaisir.

Et Dieu sourit:

– Mais celle-là, c'est ton ancienne croix, c'est celle que tu as jetée ce matin…

Et voilà l'histoire. Moi, bien sûr, j'approuve le professeur et en moi-même je pense comme toi maintenant peut-être: «Toute théorie est grise, mon ami… [35]» Eh oui! Bon, concrètement, on va faire comme ça, Olia. Quand est-ce que tu as ton congé? En octobre? On va l'avancer au mois de juillet. Tu auras le temps de réfléchir comme il faut. De choisir une croix plus légère…

Ivan fut jugé au début du mois de juillet dans le petit immeuble laid du tribunal d'arrondissement d'où l'on voyait la Moskova et les grands bâtiments des quais. C'était une vieille petite bâtisse d'un étage, les escaliers étaient usés et les salles d'audience pleines de poussière. Dans le couloir obscur s'alignaient des portes capitonnées de moleskine noire. Quand l'une d'elles s'ouvrait, on pouvait entrevoir de sombres rayonnages encombrés de dossiers épais, un bureau recouvert de paperasses et, dans un coin, une bouilloire sur un réchaud électrique. Dans les rues ensoleillées et bruyantes il était difficile d'imaginer qu'à deux pas pouvait exister un pareil endroit, terne et silencieux, et des gens qui préparent le thé sur un réchaud, dans cette demi-obscurité somnolente.

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[35] «Mon bon ami, toute théorie est grise, mais vert et florissant est l'arbre de la vie.» Goethe, Premier Faust.