– Bref, qui a peur du char, n'aille pas à la guerre! conclut le sergent, tout fier de son esprit.
Deux mois plus tard, en novembre, allongé dans une tranchée glacée, soulevant un peu la tête au-dessus des mottes de terre givrée, Ivan regardait la rangée de chars qui sortait de la forêt transparente et qui se déployait lentement. À côté de lui étaient posés son fusil – c'était encore ce vieux modèle conçu par le capitaine du tsar, Mossine – et deux bouteilles de liquide explosif. Pour toute leur section accrochée à ce bout de terre gelée, il n'y avait que sept grenades antichars.
Derrière eux, si on avait pu se redresser, on aurait vu avec des jumelles, à travers le brouillard froid, les tours du Kremlin.
– On est à une heure de voiture de Moscou, avait dit, la veille, un soldat.
– À Moscou, il y a le camarade Staline, lui avait répliqué l'officier. Moscou ne tombera pas!
Staline!
Et, tout de suite, une bouffée de chaleur. Pour lui, pour la Patrie, on pouvait affronter les chars à mains nues! Pour Staline, tout prenait son sens: et les tranchées enneigées, et leurs capotes qui bientôt se figeraient pour toujours sous le ciel gris, et le cri rauque de l'officier s'élançant sous le claquement assourdissant des chenilles, sa grenade dégoupillée à la main.
Quarante ans après cette journée glaciale, Ivan Dmitrievitch se retrouvera assis dans la grisaille humide d'une brasserie obscure, dans le brouhaha des tables voisines, en train de causer avec deux camarades de rencontre. Ils auront déjà versé en douce dans leurs trois chopes de bière une bouteille de vodka, en auront attaqué une deuxième et se sentiront si bien qu'ils n'auront même pas envie de discuter. Tout juste écouter l'autre et acquiescer à ses dires.
– Eh bien quoi, ces Panfilovtsy [3]?… ça, des héros? Se jeter sous les chars? Quel autre choix avaient-ils, bon Dieu? «Derrière nous, Moscou! disait le commissaire politique. Il n'y a plus de retraite possible!» Sauf que derrière nous, ce n'était pas Moscou. C'étaient les mitrailleuses des équipes de barrage, ces salauds du N.K.V.D. [4]. Moi aussi, Vania, comme toi, c'est là que j'ai commencé. Seulement moi, j'étais dans les transmissions…
Ivan Dmitrievitch approuvera de la tête, enveloppant son interlocuteur d'un regard flottant et presque tendre. À quoi bon discuter? Et puis va donc savoir comment cela s'est vraiment passé? «Et pourtant – les mots s'articulaient silencieusement dans son esprit -je ne pensais pas à ce moment-là à la moindre équipe de barrage. Le lieutenant a hurlé: "En avant pour Staline! pour la Patrie!" Et d'un coup tout est parti. Plus de froid, plus de peur. On y croyait…»
L'Étoile d'or du Héros de l'Union soviétique, il la recevra à la bataille de Stalingrad.
Stalingrad pourtant, il ne l'avait jamais vu. Rien qu'une traînée de fumée noire à l'horizon, au-dessus d'une steppe sèche et surchauffée jusqu'à faire crisser le sable sous les dents. Il n'avait pas vu non plus la Volga, mais seulement un vide grisâtre au loin, comme suspendu sur l'abîme au bout de la terre. Le sergent Mikhalytch avait agité sa main en direction de la fumée noire, à l'horizon:
– C'est Stalingrad qui brûle. Si les Allemands traversent la Volga, la ville est fichue, on ne la tiendra pas.
Le sergent était assis sur une caisse à obus vide et tirait sur la dernière cigarette de sa vie. Une demi-heure plus tard, dans le vacarme et la bourrasque de poussière du combat, il pousserait un soupir et lentement s'affaisserait sur le côté, en portant la main à sa poitrine comme pour en arracher un petit éclat griffu.
Comment s'étaient-ils retrouvés avec leur pièce d'artillerie sur cette hauteur, entre ce bois clairsemé et une ravine pleine de ronces? Pourquoi les avait-on laissés tout seuls? Qui avait donné l'ordre d'occuper cette position? Quelqu'un même avait-il donné cet ordre?
La bataille avait duré si longtemps qu'ils s'y étaient installés. Ils avaient cessé de se sentir indépendants des lourds soubresauts de ce canon de 76, du sifflement des balles, des détonations. Ondulant comme des navires sur la steppe dévastée, les chars déferlaient. Derrière eux, dans des nuages de poussière, s'agitaient les ombres noires des soldats. La mitrailleuse crépitait, d'une petite tranchée sur la gauche. Après avoir avalé son obus, le canon le recrachait comme dans un «ouf» de soulagement. Six chars fumaient déjà. Les autres reculaient pour un temps, puis revenaient comme aimantés par la colline farcie de métal. Et de nouveau, dans une agitation fébrile, les muscles raidis, les artilleurs, totalement assourdis, se confondaient avec les spasmes forcenés du canon. Depuis longtemps, ils ne savaient plus combien ils étaient, piétinant même des morts en transportant les obus. Et ils apprenaient la mort d'un camarade seulement quand se brisait le rythme de leur dure besogne. De temps en temps Ivan se retournait, et chaque fois il voyait le roux Serioga confortablement assis près des caisses vides. «Eh! Serguei! Qu'est-ce que tu fous là?» avait-il chaque fois envie de lui crier. Mais en même temps il remarquait que l'homme assis n'avait plus pour ventre qu'une bouillie sanguinolente. Puis, pris dans le vacarme du combat et dans le tintamarre des armes, il oubliait, se retournait de nouveau, voulait de nouveau l'interpeller et de nouveau voyait cette tache rouge…
Ce qui les sauvait, c'étaient les deux premiers chars qui brûlaient et empêchaient une attaque directe des Allemands. La ravine les protégeait sur la gauche, le petit bois sur la droite. Du moins le pensaient-ils. C'est pourquoi lorsque, dans un bruit de troncs cassés, écrasant les buissons, surgit un char, ils n'eurent même pas le temps d'avoir peur. Le char tirait à vue, mais celui qui était blotti dans ses entrailles étouffantes s'était trop hâté.
L'explosion projeta Ivan à terre. Il roula dans la tranchée, tâtonna dans un trou pour trouver le manche de la grenade et, repliant le bras, il la lança. La terre tressaillit – il n'entendit pas l'explosion, mais la ressentit dans son corps. Il passa la tête au-dessus de la tranchée et vit la fumée noire et les ombres qui sortaient de la tourelle. Tout cela dans une surdité à la fois sonore et cotonneuse. Pas de mitraillette à portée de main. Il jeta encore une grenade, la dernière…
Dans le même silence feutré, il quitta la tranchée et vit la steppe vide, les chars fumants, le chaos des terres labourées, des cadavres et des arbres déchiquetés. À l'ombre du canon était assis un Sibérien âgé, Lagoun. Voyant Ivan, il se leva, lui fit un signe de tête et dit quelque chose. Il se dirigea, toujours dans un silence irréel, vers la petite tranchée du mitrailleur. Celui-ci était à moitié couché sur le flanc, la bouche entrouverte et tordue par une telle souffrance qu'Ivan, sans l'entendre, vit son cri. Sur ses mains ensanglantées, il ne restait plus que les pouces. Lagoun commença à le panser en lavant ses moignons avec l'alcool de la gourde et en les serrant fortement. Le mitrailleur ouvrit la bouche encore plus grand et se renversa sur le dos.
Ivan, titubant, contourna le char couvert de feuilles et de branches cassées, et pénétra sous les arbres. Deux ornières laissées par les chenilles brillaient d'un éclat noir dans l'herbe arrachée. Il les traversa et se dirigea là où l'ombre était plus épaisse.
Même dans ce taillis on sentait la forêt. Des moucherons tourbillonnaient dans les rayons minces et tremblants du soleil. Il aperçut une rigole étroite emplie d'une eau couleur de thé et d'une limpidité vertigineuse. Sur son éclat lisse couraient les araignées d'eau. Il la suivit et après quelques pas trouva le minuscule bassin d'une source. Il s'agenouilla et but avidement. Désaltéré, il releva la tête et perdit son regard dans cette profondeur transparente. Soudain, il aperçut son reflet, ce visage qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps – ce jeune visage légèrement bleui par l'ombre de la première barbe, avec des sourcils décolorés par le soleil et des yeux terriblement lointains, étrangers.
«C'est moi… – les mots se formaient lentement dans sa tête – Moi, Ivan Demidov…» Il contempla longuement les traits de ce reflet sombre. Puis il se secoua. Il lui sembla que le silence devenait moins dense. Quelque part au-dessus de lui gazouilla un oiseau.
Ivan se releva, se pencha de nouveau et plongea la gourde dans l'eau. «Je vais la porter à Lagoun, il doit cuire, là-bas, sous son canon.»
Par sa citation à l'ordre du Soviet suprême de l'Union soviétique, il apprendra que ce jour-là «ils ont contenu l'avance de l'ennemi dans une direction d'une importance stratégique capitale, ils ont résisté à plus de dix attaques d'un ennemi numériquement supérieur». Dans ce texte seront mentionnés les noms de Stalingrad et de la Volga, qu'ils n'ont jamais vus. Et comme ces mots ressembleront peu à ce qu'ils avaient vécu et éprouvé! Il n'y sera question ni de Mikhalytch et de son gémissement de douleur, ni de Serioga dans son treillis noirci et rougi, ni de chars qui fumaient au milieu des arbres écorchés et humides de sang.