Elle était le jouet idéal — adulte, débauchée, socialement incompétente et livrée à son bon vouloir.
C'était la première fois qu'il avait tiré profit d'un de ses clients. Auparavant, jamais il n'avait envisagé de profiter de quelqu'un avec qui il entretenait une relation professionnelle. Pour trouver un exutoire à ses exigences particulières en matière de jeux sexuels, il s'était toujours tourné vers des prostituées. Il avait été discret et prudent et il n'avait jamais regardé à la dépense ; le seul problème était que les prostituées ne le satisfaisaient pas. Elles jouaient la comédie, elles faisaient semblant. Il rémunérait une fille qui gémissait, criait et jouait un rôle, mais c'était tout aussi faux que la désastreuse imitation d'un tableau de maître.
Il avait essayé de dominer sa femme à l'époque où il était marié, mais en était ressorti tout aussi insatisfait. Elle était consentante, mais là aussi, c'était de la comédie.
Lisbeth Salander était la personne rêvée. Elle était sans défense. Elle n'avait pas de famille, pas d'amis. Elle avait été une véritable victime, totalement vulnérable. L'occasion fait le larron.
Et puis, brusquement, elle l’avait écrasé.
Elle avait riposté avec une force et une résolution que jamais il n'aurait soupçonnées. Elle l'avait humilié. Elle l'avait torturé. Elle l'avait pratiquement anéanti.
Durant les bientôt deux années écoulées, la vie de Nils Bjurman avait connu un changement radical. Les premiers temps, après la visite nocturne de Lisbeth Salander dans son appartement, il était resté paralysé — incapable de penser et d'agir. Il s'était enfermé chez lui, n'avait pas répondu au téléphone et n'avait pas eu la force de maintenir le contact avec ses clients habituels. Au bout de deux semaines, il s'était mis en arrêt maladie. Sa secrétaire s'occupait du courrier en cours au bureau, elle décommandait des rendez-vous et essayait de répondre aux questions de clients irrités.
Tous les jours, il lui avait fallu contempler son corps dans le miroir de la porte de la salle de bains. Pour finir, il avait enlevé le miroir.
Il n'était retourné à son bureau qu'au début de l'été. Il avait fait un tri de ses clients et en avait confié la plus grande partie à ses confrères. Les seuls clients qu'il conserva étaient quelques sociétés pour lesquelles il assurait une certaine correspondance juridique mais n'avait pas besoin de s'engager. Sa seule cliente active restante était Lisbeth Salander — chaque mois il préparait un bilan financier et un rapport à la commission des Tutelles. Il faisait exactement ce qu'elle avait demandé — les rapports étaient de pures inventions qui établissaient qu'elle n'avait nullement besoin d'un tuteur.
Chaque rapport lui rappelait douloureusement l'existence de Lisbeth Salander, mais il n'avait pas le choix.
BJURMAN AVAIT PASSÉ L'ÉTÉ ET L'AUTOMNE dans une rumination l'empêchant totalement d'agir. En décembre, il s'était finalement ressaisi et avait acheté un billet d'avion pour la France. Il avait pris rendez-vous dans une clinique du côté de Marseille trouvée sur Internet, et il y avait consulté un chirurgien pour envisager les moyens d'enlever le tatouage.
Le médecin, stupéfait, avait examiné son ventre mutilé. Pour finir, il avait proposé un traitement. La méthode la plus simple était des séances de laser, mais le tatouage était tellement étendu et l'aiguille avait été plantée si profond qu'il craignait que la seule méthode réaliste soit une série de transplantations de peau. C'était coûteux et ça prendrait du temps.
Au cours des deux années écoulées, il n'avait rencontré Lisbeth Salander qu'une seule fois.
La nuit où elle l'avait attaqué et avait pris les commandes de sa vie, elle s'était également emparée des doubles des clés de son bureau et de son appartement. Elle avait dit qu'elle entendait le surveiller et venir lui rendre visite quand il s'y attendrait le moins. Dix mois plus tard, il avait presque commencé à croire qu'il s'agissait d'une menace en l'air, mais il n'avait pas osé changer de serrure. Sa menace était explicite — si jamais elle le trouvait avec une femme dans son lit, elle rendrait public l'enregistrement de quatre-vingt-dix minutes qui le montrait la violant de la manière la plus brutale. Et puis, une nuit vers la mi-janvier l'année précédente, il s'était soudain réveillé à 3 heures. Il né savait pas ce qui l'avait réveillé, et il alluma sa lampe de chevet et faillit hurler de terreur quand il la vit plantée là au pied de son lit. Elle était comme un fantôme matérialisé dans sa chambre. Son visage était pâle et inexpressif. A la main, elle tenait sa maudite matraque électrique. Elle l'avait contemplé en silence pendant plusieurs minutes.
— Bonjour maître Bjurman, finit-elle par dire. Désolée de t'avoir réveillé cette fois-ci.
Seigneur, ça signifie donc qu'elle est déjà venue, alors ? Et moi je dormais.
Il n'arrivait pas à déterminer si elle bluffait ou pas. Nils Bjurman s'éclaircit la gorge et ouvrit la bouche. Elle l'interrompit d'un geste.
— Je t'ai réveillé pour une seule raison. Je vais bientôt partir en voyage pour un bon bout de temps. Tu vas continuer à écrire tes rapports mensuels sur mon bien-être, mais au lieu de poster une copie à mon adresse, tu l'enverras désormais à une adresse hotmail.
Elle sortit un papier plié en deux de sa poche et le lâcha sur le bord du lit.
— Si la commission des Tutelles voulait entrer en contact avec moi ou autre chose qui exige ma présence, tu écriras un mail à cette adresse. Compris ?
Il fit oui de la tête.
— Je comprends...
— La ferme. Je ne veux pas entendre ta voix.
Il serra les dents. Jamais il n'avait osé prendre contact avec elle puisqu'elle l'avait expressément interdit. S'il la contactait, elle enverrait la vidéo aux autorités. Au lieu de cela, il avait cogité pendant des mois à ce qu'il lui dirait lorsqu'elle le contacterait. Il avait compris qu'il n'avait aucun argument pour excuser ce qu'il lui avait fait. Il ne pouvait qu'en appeler à sa générosité. Si seulement elle lui laissait l'occasion de parler, il pourrait la persuader qu'il avait agi dans un état d'égarement passager — qu'il regrettait et voulait se racheter. Il était prêt à ramper dans la poussière pour l'amadouer et désactiver la menace qu'elle représentait.
— Il faut que je parle, essaya-t-il d'une voix minable. Je voudrais te demander pardon...
Elle accueillit sa demande surprenante avec des yeux inquisiteurs. Finalement elle se pencha par-dessus le montant inférieur du lit et lui décocha un regard mauvais.
— Ecoute-moi, gros dégueulasse : tu es une pourriture. Je ne te pardonnerai jamais. Mais si tu te comportes correctement, je te laisserai filer le jour où ma tutelle sera révoquée.