— OK.
— Je crois que ça a mordu.
Il posa une photo faxée sur la table devant Erika et Malou. Le cliché semblait avoir été pris lors d'un entraînement dans une salle de boxe. Deux boxeurs écoutaient les instructions d'un gros homme plus tout jeune en survêtement, coiffé d'un chapeau de cuir à bords étroits. Une demi-douzaine de personnes traînaient autour du ring et écoutaient. Au fond se tenait un homme de grande taille avec un carton dans les bras. Il avait l'air d'un skinhead, la tête rasée. Quelqu'un l'avait entouré d'un cercle au marqueur.
— La photo a dix-sept ans. Le mec dans le fond s'appelle Ronald Niedermann. Il avait dix-huit ans quand la photo a été prise, il doit donc en avoir presque trente-cinq aujourd'hui. Ça correspond au géant qui a enlevé Miriam Wu. Je ne peux pas affirmer à cent pour cent que c'est lui. La photo est un peu trop vieille et la qualité est vraiment mauvaise. Mais je peux dire que la ressemblance est frappante.
— D'où tu tiens cette photo ?
— J'ai reçu une réponse du Dynamic de Hambourg. Un vieil entraîneur qui s'appelle Hans Munster.
— Oui?
— Ronald Niedermann a boxé pour ce club pendant un an à la fin des années 1980. Ou plutôt il a essayé de boxer. J'ai reçu le mail ce matin et j'ai appelé Munster pour discuter avec lui avant de venir ici. Pour résumer ce que m'a dit Munster... Ronald Niedermann est originaire de Hambourg, il traînait avec une bande de skins dans les années 1980. Il avait un frère un peu plus âgé, un boxeur vraiment doué, et c'est par lui qu'il est entré dans le club. Niedermann avait une force colossale et un physique tout aussi unique. Munster m'a dit qu'il n'avait jamais vu quelqu'un qui tapait aussi fort, même pas chez les meilleurs. Un jour, ils ont mesuré sa frappe, et il a pour ainsi dire éclaté le dynamomètre.
— On dirait qu'il aurait pu faire carrière comme boxeur, dit Erika.
Paolo Roberto secoua la tête.
— D'après Munster, c'était impossible de le garder dans un ring. Pour plusieurs raisons. Premièrement, il n'arrivait pas à apprendre à boxer. Il restait sur place et distribuait des swings d'amateur. Il était d'une maladresse phénoménale et cela colle parfaitement avec le gars de Nykvarn. Mais le pire, c'est qu'il ne contrôlait pas sa propre force. De temps à autre il réussissait à placer un coup qui causait des dégâts énormes à ses pauvres simples sparring-partners. Résultat, des nez cassés et des mâchoires pétées, sans arrêt des blessures complètement inutiles. Ils ne pouvaient tout simplement pas le garder.
— Il savait boxer, mais sans savoir, dit Malou.
— C'est ça. Mais la véritable raison qui lui a fait cesser la boxe était médicale.
— Comment ça ?
— Ce gars semblait pratiquement invulnérable. Les coups pouvaient lui pleuvoir dessus, il ne faisait que se secouer et continuer à se battre. Ils ont découvert qu'il souffrait d'une maladie extrêmement rare qui s'appelle l'analgésie congénitale.
— Répète... quoi ?
— Analgésie congénitale. J'ai cherché sur le Net. C'est un défaut génétique qui signifie que la transmission dans ce qu'ils appellent les fibres C ne fonctionne pas comme elle devrait. En bref, il ne ressent pas la douleur.
— Ça alors ! On dirait plutôt le rêve pour un boxeur.
Paolo Roberto secoua la tête.
— Au contraire. C'est une maladie qui menace carrément la vie. La plupart des gens qui en souffrent meurent relativement jeunes, vers vingt, vingt-cinq ans. La douleur est le système d'alarme qui prévient le cerveau que quelque chose ne va pas. Si tu poses la main sur une plaque brûlante, ça fait mal et tu l'enlèves vite fait. Quand on a cette maladie, on ne se rend compte de rien avant de sentir l'odeur de chair cramée.
Malou et Erika échangèrent un regard.
— C'est sérieux, ce que tu dis là ? demanda Erika.
— Absolument. Ronald Niedermann ne peut rien ressentir, c'est comme s'il avait une anesthésie locale massive vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il s'est tiré d'affaire parce qu'il a la chance d'avoir une autre particularité génétique qui compense. Il est d'une constitution remarquable, avec un squelette extrêmement puissant qui le rend pratiquement invulnérable. Sa force naturelle est quasiment unique. Et il doit aussi tout simplement cicatriser facilement.
— Je commence à comprendre que ce combat que tu as mené contre lui devait être assez intéressant.
— Oui. Mais je n'aimerais pas le revivre. La seule chose qui a provoqué un semblant de réaction, c'est quand Miriam Wu lui a balancé son pied dans les couilles. Il s'est mis à genoux pendant une seconde... il doit y avoir une sorte de motricité connectée à un coup de ce genre, puisqu'il n'a pas dû ressentir la douleur. Et crois-moi, personnellement, je serais mort si j'avais pris un tel coup.
— Mais comment se fait-il que tu l'aies remporté, alors ?
— Les gens qui ont cette maladie sont évidemment blessés exactement comme les gens normaux. Je veux bien que Niedermann ait un squelette en béton. Mais quand je l'ai frappé avec la planche, il s'est quand même écroulé. Commotion cérébrale, probablement.
Erika regarda Malou.
— J'appelle Mikael tout de suite, dit Malou.
MIKAEL ENTENDIT LA SONNERIE de son portable mais il était tellement ébranlé qu'il ne répondit qu'au cinquième signal.
— C'est Malou. Paolo Roberto croit avoir identifié le géant blond.
— Bien, dit Mikael distraitement.
— Tu es où ?
— C'est difficile à expliquer.
— T'as l'air bizarre.
— Excuse-moi. Qu'est-ce que tu disais ?
Malou résuma le récit de Paolo.
— D'accord, dit Mikael. Continuez là-dessus et vois si tu le trouves fiché quelque part. Je crois que c'est urgent. Tu me rappelles sur le portable.
A la stupéfaction de Malou, Mikael termina la conversation sans même dire au revoir.
A cet instant, Mikael se tenait devant une fenêtre et admirait une vue magnifique qui s'étendait de la vieille ville jusque loin sur le Saltsjön. Il se sentait engourdi et presque choqué. Il avait fait un tour dans l'appartement de Lisbeth Salander. Il y avait une cuisine à droite à partir du vestibule d'entrée. Puis un séjour, une pièce de travail, une chambre et pour finir une petite chambre d'amis qui semblait n'avoir jamais servi. Le matelas était toujours sous plastique et il n'y avait pas de draps. Tous les meubles étaient neufs et impeccables, directement de chez Ikea.
Ce n'était pas ça, le problème.
Ce qui ébranlait Mikael était que Lisbeth Salander avait acheté l'ex-pied-à-terre du milliardaire Percy Barnevik, estimé à 25 millions de couronnes. L'appartement devait faire facilement trois cent cinquante mètres carrés.
Mikael traversa des couloirs déserts et fantomatiques, et des pièces immenses avec des parquets aux marqueteries de différentes essences et des papiers peints de Tricia Guild du genre qu'Erika Berger mentionnait avec ravissement du bout des lèvres. L'appartement était centré sur un magnifique salon lumineux avec une cheminée que Lisbeth semblait n'avoir jamais utilisée. Il y avait un balcon énorme avec une vue fantastique, une buanderie, un sauna, une salle de gym, des locaux de rangement et une salle de bains avec une baignoire de la catégorie king size. Il y avait même une cave à vins, vide à part une bouteille de porto Quinta do Noval — Nacional ! — de 1976. Mikael avait du mal à imaginer Lisbeth Salander avec un verre de porto à la main. Une carte de visite indiquait qu'il s'agissait d'un cadeau d'installation de la part de l'agent immobilier.