La cuisine était équipée de tout ce qu'on pouvait imaginer autour d'une cuisinière française rutilante, avec four à gaz, une Corradi Château 120 dont Mikael n'avait jamais entendu parler et sur laquelle Lisbeth avait tout juste fait chauffer de l'eau pour le thé.
En revanche, il éprouva beaucoup de respect pour sa machine à espressos qui trônait à part, une Jura Impressa modèle X7, avec refroidisseur de lait incorporé. Cette machine aussi ne semblait pas avoir été utilisée et elle devait déjà se trouver dans l'appartement quand Lisbeth l'avait acheté. Mikael savait qu'une Jura était l'équivalent de la Rolls-Royce dans le monde de l'espresso — un appareil de pro pour usage domestique qui coûtait dans les 70 000 couronnes. Pour sa part, il avait une machine à espressos d'une marque bien plus modeste, achetée chez John Wall et qui coûtait déjà près de 3 500 couronnes — l'une des rares extravagances qu'il se soit jamais offertes pour équiper sa cuisine.
Le réfrigérateur contenait une brique de lait ouverte, du fromage, du beurre, de la pâte de poisson et un pot de cornichons à moitié vide. Dans le placard, il trouva quatre tubes déjà bien entamés de comprimés de vitamines, des sachets de thé, du café pour une cafetière tout à fait ordinaire sur le plan de travail, deux miches de pain et un paquet de biscottes. Sur la table de la cuisine, il y avait un panier avec des pommes. Le congélateur contenait un gratin de poisson et trois tartes au bacon. Dans la poubelle sous le plan de travail, à côté de la cuisinière de luxe, il trouva plusieurs cartons vides de Billys Pan Pizza.
Tout cela était totalement disproportionné. Lisbeth avait volé quelques milliards et s'était acheté un appartement où elle aurait pu loger la cour royale dans sa totalité. Mais elle n'utilisait que quatre pièces qu'elle avait meublées. Les dix-huit autres étaient entièrement vides.
Mikael termina sa tournée par la pièce de travail. Dans tout l'appartement, il n'y avait pas une plante verte. Pas de tableaux sur les murs, même pas de posters. Il n'y avait pas de tapis ni de napperons. Nulle part, il ne trouva un saladier décoratif, un bougeoir ou quelque babiole souvenir pour réchauffer l'atmosphère ou qu'elle aurait gardée pour des raisons sentimentales.
Mikael sentit son cœur se serrer. Il voulait à tout prix retrouver Lisbeth Salander et la serrer dans ses bras. Elle le mordrait sans doute s'il essayait.
Salopard de Zalachenko !
Puis il s'assit devant le bureau et ouvrit le classeur avec le rapport de Björck de 1991. Il ne lut pas tout, il parcourut les pages et essaya de résumer.
Il ouvrit son PowerBook avec l'écran de 17 pouces, le disque dur de 200 Go et 1 000 Mo de RAM. Vide. Elle avait fait le ménage. Cela n'augurait rien de bon.
Il ouvrit les tiroirs de son bureau et trouva immédiatement un Colt 1911 Government single action de 9 millimètres et un chargeur plein de sept cartouches. C'était le flingue que Lisbeth Salander avait pris au journaliste Per-Åke Sandström, mais cela Mikael l'ignorait totalement. Il n'était pas encore arrivé à la lettre S sur la liste des michetons.
ENSUITE IL TROUVA LE CD marqué Bjurman.
Il le glissa dans son iBook et, horrifié, prit connaissance du contenu du film. Il resta immobile, choqué en voyant Lisbeth Salander se faire maltraiter, violer et presque assassiner. Manifestement, le film avait été tourné avec une caméra cachée. Il ne regarda pas le film dans sa totalité mais passa d'une séquence à une autre, chacune surpassant la précédente en horreur.
Bjurman.
Le tuteur de Lisbeth Salander l'avait violée et elle avait un témoignage de cet événement dans le moindre détail. Une datation digitale révélait que le film avait été tourné deux ans plus tôt. C'était avant qu'il fasse sa connaissance. Plusieurs morceaux du puzzle tombèrent à leur place.
Björck et Bjurman avec Zalachenko dans les années 1970. Zalachenko et Lisbeth Salander et un cocktail Molotov artisanal dans une brique de lait au début des années 1990.
Puis Bjurman de nouveau, maintenant devenu son tuteur à la suite de Holger Palmgren. Le cercle était refermé. Ce type avait agressé sa protégée. Il l'avait considérée comme une fille mentalement malade et sans défense, mais Lisbeth Salander n'était pas sans défense. Elle était la fille qui à l'âge de douze ans avait engagé la lutte contre un tueur professionnel retiré du GRO et qui l'avait transformé en handicapé à vie.
Lisbeth Salander était la femme qui haïssait les hommes qui n'aimaient pas les femmes.
Il pensa à l'époque où il avait appris à la connaître à Hedestad. Ce devait être quelques mois après le viol. Il ne se souvenait pas qu'elle ait eu le moindre mot pour insinuer un tel événement. Dans l'absolu, elle ne lui avait pas révélé grand-chose sur elle-même. Mikael ne pouvait même pas imaginer ce qu'elle avait fait à Bjurman — mais elle ne l'avait pas tué. Bizarrement. Sinon Bjurman serait mort deux ans plus tôt. Elle avait dû instaurer un moyen de contrôle sur lui et dans un but qu'il n'arrivait pas à imaginer. Ensuite Mikael réalisa qu'il avait l'instrument de contrôle devant lui sur la table. Le CD. Tant qu'elle l'avait, Bjurman était son esclave impuissant. Et Bjurman s'était tourné vers celui qu'il croyait être un allié. Zalachenko. Le pire ennemi de Lisbeth. Son père.
Ensuite un enchaînement d'événements. Bjurman avait été tué, puis Dag Svensson et Mia Bergman.
Mais comment... ? Qu'est-ce qui avait bien pu transformer Dag Svensson en une menace ?
Et soudain Mikael comprit ce qui s'était forcément passé à Enskede.
L'INSTANT D'APRÈS, MIKAEL DÉCOUVRIT le bout de papier par terre au pied de la fenêtre. Lisbeth avait imprimé une page, l'avait froissée et jetée par terre. Il lissa le papier. C'était une édition Web d'Aftonbladet au sujet de l'enlèvement de Miriam Wu qu'elle avait imprimée.
Mikael ne savait pas quel rôle Miriam Wu avait joué dans le drame — si elle avait joué un rôle, même — mais elle avait été l'une des rares amies de Lisbeth. Peut-être sa seule amie. Lisbeth lui avait donné son ancien appartement. Maintenant elle se trouvait grièvement blessée à l'hôpital.
Niedermann et Zalachenko.
D'abord sa maman. Ensuite Miriam Wu. Lisbeth devait être folle de haine.