Le classeur allait mener la police à Gosseberga... mais Mikael aurait au moins quelques heures d'avance. Pour finir, il lança Word et écrivit point par point tous les faits importants qu'il avait découverts au cours des dernières vingt-quatre heures grâce aux entretiens avec Björck et Palmgren, et aux documents qu'il avait trouvés chez Lisbeth. Ce travail lui prit une bonne heure. Il grava le document sur un CD avec sa propre enquête.
Il se demanda s'il devait donner de ses nouvelles à Dragan Armanskij, mais décida de laisser tomber. Il avait suffisamment de balles comme ça à garder en l'air.
MIKAEL S'ARRÊTA A LA RÉDACTION de Millenium et s'enferma avec Erika Berger.
— Il s'appelle Zalachenko, dit Mikael sans même la saluer. C'est un vieil assassin soviétique du service de renseignements. Il a déserté en 1976 et a eu un permis de séjour en Suède et un salaire versé par la Sàpo. Après la chute de l'URSS, il est devenu gangster à temps plein, comme tant d'autres, et il s'occupe de trafic de femmes, d'armes et de drogues.
Erika Berger posa son stylo.
— OK. Pourquoi est-ce que je ne suis pas étonnée de voir le KGB surgir dans cette histoire ?
— Pas le KGB. Le GRO. Le bureau de renseignements militaires.
— C'est du sérieux, donc.
Mikael hocha la tête.
— Tu veux dire que c'est lui qui a tué Dag et Mia ?
— Pas personnellement. Il a envoyé quelqu'un. Ronald Niedermann que Malou a trouvé.
— Tu peux le prouver ?
— Grosso modo. Restent quelques zones d'ombre. Mais Bjurman a été tué parce qu'il a demandé de l'aide à Zalachenko pour s'occuper de Lisbeth.
Mikael expliqua ce qu'il avait vu sur le film que Lisbeth conservait dans le tiroir de son bureau.
— Zalachenko est son père. Bjurman a formellement travaillé pour la Säpo au milieu des années 1970, il était de ceux qui ont accueilli Zalachenko quand il a abandonné le navire. Ensuite il est devenu avocat et démerdard à plein temps, et il rendait des services à un groupe restreint au sein de la Säpo. C'est à croire qu'il existe un très petit cercle qui se réunit de temps en temps au sauna pour diriger le monde et conserver le secret sur Zalachenko. Je pense que pour le reste la Sàpo n'a jamais entendu parler du salopard. Lisbeth menaçait de révéler le secret. Conclusion, ils l'ont enfermée en pédopsy.
— Ce n'est pas vrai.
— Si, dit Mikael. D'accord, c'est assez spécial, et Lisbeth n'était pas très gérable à l'époque comme maintenant... mais depuis ses douze ans, elle représente une menace pour la sécurité de la nation.
Il fit un rapide résumé de l'histoire.
— Ça fait beaucoup à digérer, dit Erika. Et Dag et Mia...
— Ont été tués parce que Dag avait trouvé le lien entre Bjurman et Zalachenko.
— Et qu'est-ce qui va se passer maintenant ? On devrait quand même raconter tout ça à la police ?
— Certaines parties, oui, mais pas tout. J'ai rassemblé toute l'information essentielle sur ce CD, genre sauvegarde au cas où. Lisbeth est partie à la chasse à Zalachenko. Je vais essayer de la retrouver. Rien sur ce CD ne doit filtrer.
— Mikael... je n'aime pas ça du tout. On ne peut pas retenir des informations dans une enquête de meurtre.
— On ne retiendra rien. J'ai l'intention d'appeler Bublanski. Mais je pense que Lisbeth est en route pour Gosseberga. Elle est recherchée pour un triple meurtre et si on appelle la police, ils vont envoyer les forces d'intervention avec des armes de gros calibre, et il y a de fortes chances qu'elle résiste. Et alors n'importe quoi peut arriver.
Il s'arrêta et sourit sans joie.
— Il faut qu'on tienne la police à l'écart ne serait-ce que pour épargner les forces d'intervention qui risquent d'y laisser des plumes. Il faut que je mette la main sur Lisbeth en premier.
Erika Berger eut l'air sceptique.
— Je n'ai pas l'intention de révéler les secrets de Lisbeth. Bublanski n'a qu'à les trouver tout seul. Je veux que tu me rendes un service. Ce classeur contient le rapport de Björck de 1991 et une correspondance entre Björck et Teleborian. Je voudrais que tu en fasses une copie et l'envoies par porteur à Bublanski ou à Modig. Pour ma part, je prends le train pour Göteborg dans vingt minutes.
— Mikael...
— Je sais. Mais j'ai l'intention d'être dans le camp de Lisbeth pendant la bataille.
Erika Berger serra les lèvres et ne dit rien. Puis elle hocha la tête. Mikael se dirigea vers la porte.
— Sois prudent, dit Erika alors qu'il avait déjà disparu.
Elle se dit qu'elle aurait dû partir avec lui. C'était la seule chose convenable. Mais elle n'avait toujours pas raconté qu'elle allait démissionner de Millenium et que tout était fini, quoi qu'il arrive. Elle prit le classeur et alla copier les documents.
LA BOÎTE POSTALE se trouvait dans un bureau de poste d'un centre commercial. Lisbeth ne connaissait pas Göteborg et ne savait pas exactement où elle était, mais elle avait localisé le bureau de poste et s'était installée dans une cafétéria d'où elle apercevait la boîte par un mince interstice entre des posters publicitaires pour la Nouvelle Poste Suédoise suspendus à des fils.
Irene Nesser était maquillée plus discrètement que Lisbeth Salander. Elle avait un collier ridicule et elle lisait Crime et Châtiment, trouvé chez un bouquiniste quelques rues plus au nord. Elle prenait son temps et tournait régulièrement les pages. Elle avait commencé sa surveillance vers midi et elle ignorait complètement à quelle heure la boîte était relevée en général, si c'était quotidiennement ou peut-être toutes les deux semaines, si elle était déjà relevée pour aujourd'hui ou si quelqu'un allait venir. Mais c'était sa seule piste et elle but des caffè latte en attendant.
Elle s'était presque assoupie, les yeux grands ouverts, quand soudain elle vit qu'on ouvrait la boîte. Elle regarda l'heure. 13 h 45. Un bol monstre.
Lisbeth se leva vivement et s'approcha de la vitre, de l'autre côté de laquelle elle vit un homme en blouson de cuir noir quitter le secteur des boîtes postales. Elle le rattrapa dans la rue. C'était un jeune homme mince d'une vingtaine d'années. Il tourna au coin et ouvrit la portière d'une Renault garée là. Lisbeth Salander mémorisa le numéro d'immatriculation et se précipita vers la Corolla qu'elle avait garée cent mètres plus bas dans la même rue. Elle fut derrière lui quand il tourna dans Linnégatan. Elle le suivit jusqu'à l'Avenyn puis en montant vers Nordstan.
MIKAEL BLOMKVIST EUT JUSTE LE TEMPS d'attraper le X2000 de 17 h 10. Il acheta son billet dans le train en payant avec sa carte de crédit, puis alla s'installer dans le wagon-restaurant vide et commanda à dîner.
Une angoisse lancinante lui tordait le ventre. S'il redoutait d'arriver trop tard, il gardait l'espoir que Lisbeth Salander l'appelle, mais en même temps il savait qu'elle ne le ferait pas.
Elle avait essayé de tuer Zalachenko en 1991. Maintenant celui-ci venait de riposter, des années plus tard.
Holger Palmgren avait fait une analyse correcte de Lisbeth Salander. Elle avait acquis une expérience pratique solide de l'inutilité de parler avec les autorités.
Mikael jeta un coup d'œil sur la sacoche de son ordinateur. Il avait emporté le Colt trouvé dans le tiroir de Lisbeth. Il ne savait pas très bien pourquoi il avait pris l'arme, mais son instinct lui disait de ne pas la laisser dans l'appartement. Il reconnaissait que ce n'était pas un raisonnement très logique.
Le train passait sur le pont d'Årsta quand il ouvrit son portable et appela Bublanski.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda Bublanski irrité.
— Terminer, dit Mikael.
— Terminer quoi ?
— Tout ce merdier. Est-ce que tu veux savoir qui a tué Dag et Mia et Bjurman ?
— Si tu détiens des informations, j'aimerais les connaître.
— Le tueur s'appelle Ronald Niedermann. C'est ce géant blond qui s'est battu avec Paolo Roberto. Il est citoyen allemand, il a trente-cinq ans et il travaille pour un salopard qui s'appelle Alexander Zalachenko, également connu sous le nom de Zala.
Bublanski resta sans rien dire un long moment. Ensuite il soupira bruyamment. Mikael entendit un bruit de papier, puis le cliquetis d'un stylo à bille.
— Et tu es sûr de tout ça ?
— Oui.
— Bon. Et où se trouvent Niedermann et ce Zalachenko ?
— Je ne le sais pas encore. Mais dès que je le trouve, je te le dirai. D'ici peu, Erika Berger va te faire parvenir un rapport de police datant de 1991. Dès qu'elle en aura fait une copie. Tu y trouveras toutes sortes d'informations sur Zalachenko et Lisbeth Salander.
— Comment ça ?
— Zalachenko est le père de Lisbeth. C'est un barbouze russe dissident de la guerre froide, un assassin.
— Un barbouze russe ! répéta Bublanski, la voix remplie de doute.
— Un petit clan à la Säpo l'a couvert et a occulté chacun de ses crimes.
Mikael entendit Bublanski tirer une chaise pour s'asseoir.
— Je crois qu'il vaut mieux que tu passes déposer un témoignage formel.
— Désolé. Je n'ai pas le temps.
— Pardon ?
— Je ne me trouve pas à Stockholm en ce moment. Mais je te fais signe dès que j'ai trouvé Zalachenko.
— Blomkvist... Tu n'as pas besoin de prouver quoi que ce soit. Moi aussi je doute de la culpabilité de Salander.
— Puis-je te rappeler que je ne suis qu'un simple investigateur privé qui ne connaît rien au travail de la police ?
Il savait que c'était puéril, mais il coupa la conversation sans autre forme de procès. Ensuite il appela Annika Giannini.
— Salut frangine.
— Salut. Du nouveau ?
— On peut le dire. Je vais sans doute avoir besoin d'un bon avocat demain.
Elle soupira.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— Rien de grave encore, mais je pourrais être arrêté pour entrave à enquête de police ou un truc comme ça. Mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Tu ne pourras pas me représenter.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je veux que tu te charges de la défense de Lisbeth Salander et tu ne peux pas nous défendre tous les deux.
Mikael raconta brièvement de quoi il retournait. Annika Giannini garda un silence funeste.
— Et tu as des documents pour étayer ça..., finit-elle par dire.
— Oui.
— Il faut que j'y réfléchisse. Lisbeth a besoin d'un avocat d'assises...
— Tu seras parfaite.
— Mikael...
— Dis-moi, frangine, ce n'était pas toi qui m'en voulais parce que je n'avais pas demandé de l'aide quand j'en avais besoin ?
Leur conversation terminée, Mikael réfléchit un moment. Puis il prit le téléphone et appela Holger Palmgren. Il n'avait aucune raison particulière pour le faire, mais il estimait que le vieil homme dans son centre de rééducation devait malgré tout être informé des pistes que Mikael suivait et de son espoir que l'histoire serait terminée dans les heures à venir.
Le problème était évidemment que Lisbeth Salander aussi suivait des pistes.