II
BONS BAISERS DE RUSSIE
10 janvier au 23 mars
Une équation contient d'ordinaire une ou plusieurs inconnues, souvent désignées par u, y, z, etc. Les valeurs de ces inconnues, qui garantissent l'égalité effective des deux membres de l’équation, sont dites satisfaire l’équation ou en constituer la solution.
Exemple : 3x + 4 = 6x — 2 (x = 2)
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LUNDI 10 JANVIER — MARDI 11 JANVIER
LISBETH SALANDER ATTERRIT à l'aéroport de Stockholm à 6 h 30. Elle voyageait depuis vingt-six heures, dont neuf passées à Grantly Adams Airport à la Barbade, où British Airways avait refusé de laisser décoller l'avion avant d'avoir neutralisé une menace terroriste et d'avoir isolé un passager à l'allure arabe suspecte pour l'interroger. A Londres, elle avait loupé la correspondance du dernier vol pour la Suède, et avait dû attendre des heures avant qu'on lui trouve une place dans le premier vol du matin.
Lisbeth se sentait comme un sac de bananes qu'on aurait oublié au soleil pendant un après-midi entier. Elle n'avait qu'un bagage à main, contenant son PowerBook, Dimensions et quelques vêtements bien comprimés. Elle passa par la porte verte de la douane sans qu'on lui demande rien. A l'arrêt des navettes, elle fut accueillie par la gadoue de neige et une température proche de zéro.
Elle hésita un bref instant. Toute sa vie, en raison de contraintes matérielles évidentes, elle avait toujours choisi l'alternative la moins chère, et elle avait encore du mal à s'habituer à l'idée qu'elle disposait de pas tout à fait 3 milliards de couronnes qu'elle avait astucieusement volées en utilisant à la fois Internet et une bonne vieille arnaque à l'ancienne. Une minute lui suffit pour mettre au rancart la règle générale, et elle fit signe à un taxi. Elle donna son adresse dans Lundagatan et s'endormit presque immédiatement sur la banquette arrière.
Quand le taxi s'arrêta dans Lundagatan et que le chauffeur la réveilla, elle réalisa qu'elle avait donné la mauvaise adresse. Elle rectifia et lui demanda de poursuivre jusqu'à Götgatsbacken. Elle paya en dollars américains en laissant un pourboire généreux, et lança un juron quand elle posa le pied dans une flaque d'eau du caniveau. Elle portait un jean, un tee-shirt et une veste légère. Aux pieds, elle avait des sandales et des mi-bas fins. Elle tituba jusqu'à la supérette du coin où elle acheta du shampooing, du dentifrice, du savon, du lait caillé, du lait, du fromage, des œufs, du pain, des petits pains à la cannelle congelés, du café, des sachets de thé, des cornichons, des pommes, un pack géant de Billys Pan Pizza et une cartouche de Marlboro light. Elle paya avec sa carte Visa.
En ressortant dans la rue, elle hésita sur le chemin à prendre. Elle pouvait choisir Svartensgatan où elle se trouvait déjà ou Hökensgatan plus bas vers Slussen. L'inconvénient de Hökensgatan était qu'elle passerait alors juste devant la porte de la rédaction de Millenium, et qu'elle risquait toujours d'y croiser Mikael Blomkvist. Elle finit par se dire qu'elle n'allait pas faire des détours rien que pour éviter Mikael. Elle se dirigea donc vers Slussen, bien qu'en réalité il s'agisse d'un tout petit détour, et tourna à droite via Hökensgatan jusqu'à la place de Mosebacke. Elle dépassa la statue des Sœurs devant Södra Teatern et rejoignit Fiskaregatan par l'escalier. Là, elle s'arrêta et contempla pensivement un immeuble. Elle n'arrivait pas vraiment à se dire que c'était « chez elle ».
Elle regarda autour d'elle. Dans tous les sens du terme, il s'agissait d'un coin isolé au beau milieu de Södermalm. Pas de grande artère de circulation, et ça lui allait parfaitement. De là, on repérait vite aussi quiconque passait dans les environs. C'était probablement un lieu de promenades apprécié en été, mais en hiver il ne s'agissait que de gens ayant une raison d'être dans le quartier. Pas un chat en vue — surtout personne qu'elle reconnût et qui par conséquent aurait pu la reconnaître aussi. Elle fut obligée de poser le sac du supermarché dans la gadoue de neige pour sortir la clé. Elle prit l'ascenseur jusqu'au dernier étage et ouvrit la porte marquée V Kulla.
L'UNE DE SES PREMIÈRES MESURES, l'année précédente, quand tout à coup elle s'était trouvée en possession d'un magot confortable et par là même était devenue économiquement indépendante pour le restant de sa vie (ou au moins le temps qu'on pouvait imaginer de vivre avec pas tout à fait 3 milliards de couronnes), avait été de se trouver un autre appartement. Les affaires immobilières furent une nouvelle expérience pour elle. Jamais auparavant dans sa vie elle n'avait investi de l'argent dans quelque chose de plus important que des objets utilitaires qu'elle pouvait payer en espèces ou moyennant un crédit raisonnable. Les deux plus gros débits de sa comptabilité avaient été du matériel informatique et sa petite cylindrée Kawasaki, achetée pour 7 000 couronnes — une occase inespérée. Elle avait acheté des pièces détachées pour à peu près la même somme et passé plusieurs mois à démonter et retaper elle-même la moto. Elle aurait préféré une voiture, mais avait hésité à en acheter une, ne sachant trop comment elle pourrait la financer.
Un appartement, elle l'avait compris, était une affaire d'une tout autre envergure. Elle avait commencé par lire des annonces d'appartements à vendre dans l'édition Web de Dagens Nyheter. Une véritable science à part, comme elle ne tarda pas à s'en rendre compte.
T2 + s. à m., tr. bien sit. prox. Station. P : 2,7 U. Charges 5 510 mens.
T3, vue sur parc, Högalid. 2,9 U.
T2, 47m2, s. de b. rénovée, changem. canalis. 1998. Gotlandsgatan. 1,8 U. Charges mens. : 2 200.
Elle s'était gratté la tête et avait essayé d'appeler quelques petites annonces au hasard, mais elle ne savait pas quoi demander et elle s'était très vite sentie tellement ridicule qu'elle avait interrompu l'exercice. Ensuite elle s'était lancée, le premier dimanche de janvier, dans des visites d'appartements mis en vente. L'un était situé dans Vindragarvägen sur Reimersholme et l'autre dans Heleneborgsgatan près de Horntull. Celui de Reimersholme était un quatre-pièces clair et spacieux avec vue sur Långholmen et Essingen. Elle avait l'impression de pouvoir s'y sentir bien. L'appartement dans Heleneborgsgatan était un réduit sordide avec vue sur l'immeuble d'en face.
Le problème était qu'elle ne savait pas comment elle voulait habiter, à quoi devait ressembler son logement et ce qu'elle devait exiger de son domicile en tant qu'utilisatrice. Elle ne s'était jamais dit auparavant qu'elle pourrait avoir autre chose que les quarante-neuf mètres carrés de Lundagatan où elle avait passé son enfance et dont l'usufruit lui était revenu à sa majorité, grâce à son tuteur Holger Palmgren. Elle s'était donc installée sur le canapé bouloché dans son séjour-bureau combiné pour réfléchir.