Perplexe, Lisbeth avait écouté l'homme rabâcher ses accusations, puis tout à coup flanquer des gifles. Elle venait juste de prendre la décision de sortir dans le couloir de l'hôtel et d'ouvrir la porte de la numéro 32 d'un grand coup de pied quand le silence s'était installé dans la chambre.
En observant la femme près de la piscine, elle nota un vague bleu sur l'épaule et une égratignure sur la hanche, mais aucune blessure évidente.
NEUF MOIS PLUS TÔT, elle avait lu un article dans un Popular Science oublié par quelque passager à l'aéroport Leonardo da Vinci à Rome, et instantanément elle avait développé une fascination totale pour l'astronomie sphérique, sujet ardu s'il en était. Spontanément, elle s'était rendue à la librairie universitaire de Rome et avait acheté quelques-unes des thèses les plus importantes en la matière. Pour comprendre l'astronomie sphérique, elle avait cependant été obligée de se plonger dans les mystères relativement compliqués des mathématiques. Au cours de ces derniers mois, elle avait fait le tour du monde et avait régulièrement rendu visite aux librairies spécialisées pour trouver d'autres livres traitant de ce sujet.
D'une manière générale, ces livres étaient restés enfouis dans ses bagages, et ses études avaient été peu systématiques et quelque peu velléitaires jusqu'à ce que par hasard elle soit passée à la librairie universitaire de Miami pour en ressortir avec Dimensions in Mathematics du Dr. L. C. Parnault (Harvard University, 1999). Elle avait trouvé ce livre quelques heures avant d'entamer un périple dans les Antilles.
Elle avait vu la Guadeloupe (deux jours dans un trou invraisemblable), la Dominique (sympa et décontracté ; cinq jours) ; la Barbade (une nuit dans un hôtel américain où elle avait ressenti sa présence comme particulièrement indésirable) et Sainte-Lucie (neuf jours). Elle aurait pu envisager de rester assez longtemps à Sainte-Lucie si elle ne s'était pas fâchée avec un jeune voyou local à l'esprit obtus qui squattait le bar de son hôtel de deuxième zone. Elle avait mis fin aux hostilités un soir en lui écrasant une brique sur la tête, elle avait payé sa note et pris un ferry à destination de Saint George's, la capitale de la Grenade. Avant d'embarquer sur le bateau, jamais elle n'avait entendu parler de ce pays.
Elle avait débarqué à la Grenade sous une pluie tropicale vers 10 heures un matin de novembre. La lecture du Caribbean Traveller lui avait appris que la Grenade était connue comme la Spicelsland, l'île aux épices, et que c'était un des plus gros producteurs au monde de noix muscade. La capitale s'appelait Saint George's. L'île comptait 120 000 habitants, mais environ 200 000 autres Grenadiens étaient expatriés aux Etats-Unis, au Canada ou en Angleterre, ce qui donnait une bonne idée du marché du travail sur l'île. Le paysage était montagneux autour d'un volcan éteint, Grand Etang.
Historiquement, la Grenade était une des nombreuses anciennes colonies britanniques insignifiantes où le capitaine Barbe-Noire avait peut-être, ou peut-être pas, débarqué et enterré un trésor. La scène avait le mérite de faire fantasmer. En 1795, la Grenade avait attiré l'attention politique après qu'un ancien esclave libéré du nom de Julian Fedon, s'inspirant de la Révolution française, y avait fomenté une révolte, obligeant la couronne à envoyer des troupes pour hacher menu, pendre, truffer de balles et mutiler un grand nombre de rebelles. Le problème du régime colonial était qu'un certain nombre de Blancs pauvres s'étaient joints à la révolte de Fedon sans la moindre considération pour les hiérarchies ou les frontières raciales. La révolte avait été écrasée mais Fedon ne fut jamais capturé ; réfugié dans le massif du Grand Etang, il était devenu une légende locale façon Robin des Bois.
Près de deux siècles plus tard, en 1979, l'avocat Maurice Bishop avait démarré une nouvelle révolution inspirée, à en croire le guide, par the communist dictatorship in Cuba and Nicaragua, mais dont Lisbeth Salander s'était rapidement fait une tout autre image après avoir rencontré Philip Campbell — professeur, bibliothécaire et prédicateur baptiste. Elle était descendue dans sa guesthouse pour ses premiers jours sur l'île. On pouvait résumer ainsi l'histoire : Bishop avait été un leader extrêmement populaire qui avait renversé un dictateur fou, fanatique d'ovnis par-dessus le marché et qui dilapidait une partie du maigre budget de l'Etat dans la chasse aux soucoupes volantes. Bishop avait plaidé pour une démocratie économique et introduit les premières lois du pays sur l'égalité des sexes avant d'être assassiné en 1983 par une horde de stalinistes écervelés, qui depuis séjournaient dans la prison de l'île.
Après l'assassinat, inclus dans un massacre d'environ cent vingt personnes, dont le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Condition féminine et quelques leaders syndicaux importants, les Etats-Unis étaient intervenus en débarquant sur l'île pour y rétablir la démocratie. Conséquence directe pour la Grenade, le chômage était passé de six à près de cinquante pour cent et le trafic de cocaïne était redevenu la source de revenus la plus importante, toutes catégories confondues. Philip Campbell avait secoué la tête en lisant la description dans le guide de Lisbeth et lui avait donné quelques bons conseils concernant les personnes et les quartiers qu'elle devait éviter une fois la nuit tombée.
Dans le cas de Lisbeth Salander, les bons conseils étaient relativement inutiles. Par contre, elle avait totalement échappé au risque de faire connaissance avec la criminalité de la Grenade en tombant amoureuse de Grand Anse Beach juste au sud de Saint George's, une plage de sable d'une dizaine de kilomètres de long, très peu fréquentée, où elle pouvait se promener des heures sans obligation de discuter et sans rencontrer personne, si elle en avait envie. Elle s'était installée au Keys, un des rares hôtels américains à Grand Anse, et y avait passé sept semaines sans faire grand-chose d'autre que se promener sur la plage et manger du cbinups, fruit local dont le goût lui rappelait les groseilles à maquereau et qui l'avait totalement emballée.
C'était la basse saison et à peine un tiers des chambres de l'hôtel étaient occupées. Le problème était qu'aussi bien la tranquillité de Lisbeth que ses velléités d'études mathématiques avaient été brusquement dérangées par les bruits de disputes dans la chambre d'à côté.
MIKAEL BLOMKVIST APPUYA son index sur la sonnette de l'appartement de Lisbeth Salander dans Lundagatan. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle ouvre, mais il avait pris l'habitude de passer par là une ou deux fois par mois, histoire de vérifier. Avançant un œil contre le volet dans la porte destiné au courrier, il put voir le tas de prospectus accumulés. Il était un peu plus de 22 heures et, compte tenu du peu de lumière, il avait du mal à estimer si le tas avait grandi depuis la dernière fois.