Le message était clair. Lisbeth Salander ne voulait rien avoir à faire avec Mikael Blomkvist. Elle l'avait retranché de sa vie avec autant d'efficacité que lorsqu'elle effaçait un fichier de son ordinateur, sans explications ni compromis. Elle avait changé de numéro de téléphone portable et elle ne répondait pas aux e-mails.
Mikael soupira et arrêta la télé, s'approcha de la fenêtre et contempla l'hôtel de ville.
Il se demanda s'il avait tort de s'entêter ainsi à passer régulièrement devant l'appartement de Lisbeth. L'attitude de Mikael jusque-là était que si une femme signalait aussi clairement qu'elle ne voulait pas entendre parler de lui, il s'en allait. Ne pas respecter un tel message équivalait à ses yeux à ne pas respecter la femme en question.
Du temps de l'affaire, ils s'étaient retrouvés au lit ensemble. Cela s'était passé sur l'initiative de Lisbeth et leur relation avait duré six mois. Si sa décision était de terminer l'histoire de façon aussi surprenante qu'elle l'avait commencée, Mikael n'avait qu'à l'accepter. C'était à elle de trancher. Mikael envisageait sans mal ce rôle d'ex-petit ami — s'il fallait maintenant qu'il se considère comme tel — mais la manière dont Lisbeth Salander l'avait plaqué le laissait perplexe.
Le seul problème était que Mikael aimait toujours énormément Lisbeth Salander. Il n'était pas le moins du monde amoureux d'elle — ils étaient à peu près aussi mal assortis que deux personnes peuvent l'être — mais il l'aimait bien et il ressentait un manque réel de ce fichu petit bout de femme compliquée. Il s'était imaginé leur amitié réciproque. Bref, il se sentait comme un imbécile.
Après un long moment passé devant la fenêtre, sa décision fut prise.
Si Lisbeth Salander le détestait si cordialement qu'elle ne pouvait même pas se résoudre à le saluer quand ils se voyaient dans le métro, leur amitié était probablement terminée et le mal irréversible. Désormais, il ne passerait pas devant son appartement ni ne prendrait aucune initiative pour renouer le contact avec elle.
LISBETH SALANDER CONSULTA sa montre et constata que, bien qu'elle soit restée sagement à l'ombre, elle était trempée de sueur. Il était 10 h 30. Elle mémorisa une formule mathématique de trois lignes et referma Dimensions in Mathematics, puis attrapa la clé de sa chambre et son paquet de cigarettes sur la table.
Sa chambre était au premier étage, le dernier de l'hôtel. Elle ôta ses vêtements et entra dans la douche.
Un lézard vert de vingt centimètres de long la lorgnait du mur, juste sous le plafond. Lisbeth Salander le regarda à son tour du coin de l'œil, mais ne fit pas un geste pour le chasser. Elle était arrivée à la conclusion que le lézard était locataire depuis bien plus longtemps qu'elle et resterait probablement longtemps après qu'elle aurait quitté la Grenade. Il y avait des lézards partout sur l'île, ils se faufilaient dans la chambre par les stores devant les fenêtres ouvertes, sous la porte ou par l'aération de la salle de bains. Elle aimait bien leur compagnie, ils la laissaient globalement en paix et ils semblaient plus intelligents que certains humains qu'elle avait rencontrés. L'eau était fraîche sans être glacée et elle resta sous la douche pendant cinq minutes pour se rafraîchir.
En revenant dans la chambre, elle s'arrêta toute nue devant le miroir de l'armoire et examina son corps avec émerveillement. Elle pesait toujours quarante-deux kilos et mesurait presque un mètre cinquante. Il n'y avait pas grand-chose à y faire. Elle avait des membres minces comme ceux d'une poupée, de petites mains et des hanches qui n'en menaient pas large.
Mais elle avait des seins.
Toute sa vie, elle avait été ridiculement plate, comme si elle n'était pas encore entrée en puberté. Ses tétons avaient été petits mais tout à fait normaux. Le problème était qu'ils se trouvaient sur ce qu'on pouvait au mieux décrire comme des ébauches de renflement. Ça avait un air parfaitement ridicule et elle avait toujours trouvé désagréable de se montrer nue.
Et puis, brusquement, elle s'était retrouvée avec des seins. Il ne s'agissait pas de melons (ce qu'elle ne souhaitait pas avoir et ce qui aurait été encore plus ridicule sur son corps tout frêle), mais bien de deux seins ronds et fermes de la taille au moins d'une mandarine. Le changement s'était fait en douceur et les proportions étaient plausibles. La différence était radicale, aussi bien pour son aspect physique que pour son bien-être personnel.
Elle avait passé cinq semaines dans une clinique près de Gênes, en Italie, pour se faire poser les implants qui constituaient la base de ses seins tout neufs. Elle avait choisi la clinique et les médecins jouissant de la meilleure réputation en Europe et qui pratiquaient habituellement des interventions médicalement justifiées plutôt que de la chirurgie esthétique. Son médecin, une forte femme charmante du nom d'Alessandra Perrini, avait constaté que ses seins étaient sous-développés et qu'il y avait des raisons médicales de l'accepter comme patiente.
L'intervention n'avait pas été indolore mais les seins semblaient naturels, au regard et au toucher. Les tétons étaient aussi sensibles qu'avant l'intervention et les cicatrices quasi invisibles. Pas une seconde elle n'avait regretté sa décision. Elle était satisfaite. Six mois plus tard encore, elle ne pouvait pas passer torse nu devant un miroir sans sursauter et commencer à tâter ses seins. Elle les vivait comme une amélioration de sa qualité de vie.
Profitant de son séjour à la clinique de Gênes, elle avait fait enlever un de ses neuf tatouages — une guêpe de deux centimètres sur le côté droit du cou. Elle appréciait ses tatouages, particulièrement le gros dragon qui s'étendait de l'omoplate jusqu'à la fesse, mais elle avait quand même pris la décision de se débarrasser de la guêpe, considérant qu'une marque aussi visible et ostensible la rendait facile à identifier et à mémoriser. Lisbeth Salander ne voulait pas qu'on la mémorise et l'identifie. Le tatouage avait été enlevé à l'aide d'un laser et, quand elle passait l'index sur le cou, elle pouvait sentir une très légère cicatrice. Une inspection plus poussée révélait que sa peau bronzée était à peine plus claire à l'emplacement du tatouage, mais un rapide coup d'œil ne dévoilait rien du tout. En tout, son séjour à Gênes lui avait coûté l'équivalent de 190 000 couronnes.
Ce qu'elle pouvait s'offrir.
Elle arrêta de rêver devant la glace et mit une culotte et un soutien-gorge. Deux jours après avoir quitté la clinique de Gênes, elle était pour la première fois de ses vingt-cinq années de vie entrée dans une boutique de lingerie et avait acheté l'objet dont jusque-là elle n'avait jamais eu besoin. Depuis, elle avait eu vingt-six ans et elle portait ce sous-vêtement avec une certaine fascination.