Fermat, selon son habitude, se moqua de ses collègues. Dans la marge de son exemplaire de l’Arithmétique, le génie griffonna des hypothèses et termina avec quelques lignes. Cuius rei demonstrationem mirabilem sane detexi hanc marginis exiquitas non caperet. Soit : J'en ai découvert une démonstration merveilleuse. L'étroitesse de la marge ne la contient pas.
Si son intention était de pousser ses collègues à la folie, il y réussit parfaitement. Depuis 1637, pratiquement tous les mathématiciens qui se respectent ont consacré du temps, parfois beaucoup de temps, à essayer de démontrer la conjecture de Fermat. Des générations de penseurs s'y sont cassé les dents jusqu'à ce qu'Andrew Wiles fasse la démonstration que tout le monde attendait, en 1993. Cela faisait alors vingt-cinq ans qu'il réfléchissait à l'énigme, et les dix dernières années pratiquement à temps plein.
Lisbeth Salander était sacrement perplexe.
En fait, la réponse ne l'intéressait pas du tout. C'était la recherche de la solution qui la tenait en haleine. Quand quelqu'un lui donnait une énigme à résoudre, elle la résolvait. Avant de comprendre le principe des raisonnements, elle mettait du temps à élucider les mystères mathématiques, mais elle arrivait toujours à la réponse correcte avant d'ouvrir le corrigé.
Elle avait donc sorti un papier et s'était mise à griffonner des chiffres après avoir lu le théorème de Fermat. Et, non sans surprise, elle n'avait pas trouvé la solution de l'énigme.
S'interdisant de regarder le corrigé, elle avait sauté le passage où était présentée la solution d'Andrew Wiles. A la place, elle avait fini la lecture de Dimensions et constaté qu'aucun des autres problèmes formulés dans le livre ne lui posait de difficultés particulières. Jour après jour ensuite, elle s'était repenchée sur l'énigme de Fermat avec une irritation croissante en se demandant quelle « démonstration merveilleuse » Fermat avait pu trouver. Sans cesse, elle s'enfonçait dans de nouvelles impasses.
Elle leva les yeux quand soudain l'homme de la chambre 32 quitta sa place pour se diriger vers la sortie. Elle consulta sa montra et constata que l'homme était resté assis sans bouger pendant deux heures et dix minutes. Elle fronça les sourcils et, pensive, le regarda s'éloigner.
ELLA CARMICHAEL POSA LE VERRE sur le comptoir du bar devant Lisbeth Salander en se disant que les drinks roses avec des ombrelles ridicules n'étaient décidément pas le truc de cette fille. Lisbeth Salander commandait toujours la même chose — un rhum-Coca. Un seul soir, Salander avait un peu trop forcé sur les bières et Ella avait dû demander l'aide d'un employé pour la porter dans sa chambre. A part cette unique fois, sa consommation normale se résumait à des caffè latte, quelques rhum-Coca et la Carib locale. Comme d'habitude, elle s'installa seule à l'extrémité droite du bar et ouvrit un livre bourré d'étranges formules mathématiques, ce qui aux yeux d'Ella Carmichael était un choix de littérature étrange pour une jeune célibataire de son âge.
Elle constata aussi que Lisbeth Salander ne semblait pas le moins du monde intéressée par la drague. Les quelques rares types ayant tenté le coup avaient été gentiment mais fermement éconduits, et pour l'un d'eux avec perte et fracas. Le dénommé Chris MacAllen, que Lisbeth avait envoyé balader avec rudesse, était cela dit un bon à rien local qui méritait de se ramasser une veste. Ella n'avait pas été trop surprise lorsque le gars avait inexplicablement trébuché et était tombé dans la piscine après avoir essayé de baratiner Lisbeth Salander toute une soirée. A la décharge de MacAllen il fallait dire qu'il n'était pas rancunier. Le lendemain soir, il était revenu, sobre, et avait offert une bière à Salander qu'elle avait acceptée après une petite hésitation. Depuis, ils se saluaient poliment quand ils se croisaient au bar.
— Tout va bien ? demanda Ella.
Lisbeth Salander hocha la tête et prit le verre.
— Du nouveau pour Mathilda ? demanda-t-elle.
— Elle arrive toujours dans notre direction. On pourrait avoir un week-end mouvementé.
— On saura ça quand ?
— En fait, pas avant qu'elle soit passée. Elle peut venir droit sur la Grenade et décider de bifurquer vers le nord au dernier moment. C'est comme ça, les cyclones, ils vont, ils viennent. Le plus souvent, ils passent à côté — heureusement, sinon il n'y aurait plus d'île. Mais ne t'inquiète pas pour autant.
— Je ne m'inquiète pas.
Elles entendirent soudain un rire un peu forcé et tournèrent leurs têtes vers la femme de la chambre 32, apparemment ravie de ce que racontait son mari.
— C'est qui, ça ?
— Le Dr Forbes ? Ce sont des Américains d'Austin, dans le Texas.
Ella Carmichael prononça le mot « Américains » avec un dégoût évident.
— Je sais qu'ils sont américains. Qu'est-ce qu'ils font ici ? Il est médecin ?
— Non, pas ce genre de docteur. Il est ici pour la fondation Santa Maria.
— C'est quoi ?
— Ils financent les études d'enfants doués. Un homme bien, ce docteur. Il est en pourparlers avec le ministère de l'Education pour construire un nouveau collège à Saint George's.
— Un homme bien mais qui bat sa femme, dit Lisbeth Salander.
Ella Carmichael ne répondit pas et leva un œil attentif sur Lisbeth. Puis elle hocha la tête et s'éloigna à l'autre bout du bar pour servir des Carib à quelques clients locaux.
Lisbeth resta au bar une dizaine de minutes, le nez dans Dimensions. Avant même son adolescence, elle avait compris qu'elle était dotée d'une mémoire photographique et était par conséquent différente de ses camarades de classe. Elle n'avait jamais révélé cette singularité à personne — sauf à Mikael Blomkvist dans un instant de faiblesse. Elle connaissait déjà par cœur le texte de Dimensions et elle continuait à trimballer le livre surtout parce qu'il constituait un lien visuel vers Fermat, comme si le livre était devenu un talisman.
Ce soir, pourtant, elle n'arrivait pas à focaliser ses pensées ni sur Fermat ni sur son théorème. Elle avait sans arrêt en tête l'image du Dr Forbes immobile, le regard fixé sur un point de la baie du Carénage.
Elle n'aurait su expliquer pourquoi cela la mettait mal à l'aise.
Finalement, elle ferma le livre, monta dans sa chambre et démarra son PowerBook. Il ne fallait pas songer à surfer sur le Net. L'hôtel n'avait pas l'ADSL, mais Lisbeth avait un modem interne qu'elle pouvait brancher sur son téléphone portable et qui lui permettait d'envoyer et de recevoir des e-mails. Elle rédigea un bref message destiné à plague_xyz_666@hotmail.com :