Les locaux sont presque déserts. Seul Pinuche y stagne derrière un bout de mégot qui a déjà été fumé deux fois.
Il surveille la flamme vacillante d’un minuscule réchaud qui empeste l’alcool à brûler. Sur le réchaud, une casserole. Et dans la casserole un liquide indéfinissable, violacé et mousseux.
— Quelle est cette alchimie, Pinuche ? m’enquiers-je.
Il tire sur l’extrémité de sa moustache de rat frileux.
— Je me fais un petit vin chaud, je suis tout « grippoteux ».
— Dans ces cas-là, fais-je, rien ne vaut une planque au grand air. Je me propose précisément de te confier une filature, comme à Roubaix !
— Ce serait risquer la pneumonie double, avertit lugubrement le Ramolli.
— À vaincre sans péril on triomphe sans gloire, cité-je.
— T’as beau me réciter Entre-Mac, ronchonne Pinaud, c’est pas ça qui me convaincra.
— Bon, tu vas boire ton vin chaud et filer au turf, bonhomme. Tu finis par ressembler à une médaille. Un de ces jours quelqu’un s’avisera que t’es mort depuis trois mois et tu seras le premier étonné de l’apprendre.
Je griffonne sur une feuille de bloc, le nom, le signalement et les adresses de M. Bergeron.
— Occupe-toi de ce gentleman !
Il relit mon bon de commande.
— Qui c’est ?
— Quelqu’un de bien. J’aimerais connaître son emploi du temps et ses fréquentations. Va, et que la paix reste avec toi.
Pinuche boit son vin, s’étouffe, hurle et m’explique qu’il vient d’avaler son mégot incandescent par mégarde, ayant omis de le retirer de ses lèvres au moment d’absorber son épouvantable mixture.
Le voilà enfin parti. Je demeure seul dans le bureau fraîchement repeint. Le cas de Boilevent est de plus en plus passionnant. J’ai l’impression qu’une toile d’araignée est tissée en filigrane de l’affaire. Voyons, bande d’intromis, vous ne trouvez pas stupéfiant, vous, que cet Alfredo soit en cheville avec l’associé de Boilevent ? Non, ça vous laisse froids, mes pauvres pingouins ! Il est vrai qu’il n’y a pas plus de matière grise sous votre gazon à brillantine qu’il n’y a de provisions sur le compte bancaire d’un producteur de films.
Enfin, faut s’y faire !
Eh bien, moi, ça me tarabuste, cette histoire. Si j’écoutais les conseils pernicieux de mon petit lutin intérieur j’irais alpaguer l’Alfredo des familles et je l’interviewerais ; seulement, entre nous, ce serait peut-être une mauvaise manœuvre, car si mon sens de la psychologie ne me berlure pas, cet oiseau ne doit pas se mettre à table chaque fois qu’on lui refile du grain. La muette, c’est sûrement son hymne favori. Mieux vaut attendre.
La porte s’ouvre sur Pâquerette. Il est joyeux car il vient de découvrir un nouveau régulateur du système glandulaire qui offre l’avantage d’être en vente libre et de ne pas coûter trop cher.
— Du nouveau ? je lui demande.
— Le dispositif est en place, commissaire. Il n’est plus que d’attendre. Vous avez lu la presse ?
— Pas encore.
— Qu’est-ce que les journalistes nous mettent ?
Il soupire nostalgiquement sur le proche passé. La semaine dernière on publiait sa bouille d’avorté à la une des baveux et aujourd’hui on le vilipende.
— Et de votre côté ? s’inquiète-t-il, suspicieux.
Ce qui l’intrigue, c’est que j’aie brusquement cessé de faire équipe avec lui. Je ne veux pas le mortifier davantage en lui racontant ma nouvelle piste.
— Le Vieux m’a mis in extremis sur une autre affaire, laconis-je.
Là-dessus j’ai le malheur d’éternuer.
Prompt comme l’éclair, Pâquerette sort un tube vert de sa poche. Il le dévisse, fait tomber deux pilules dans le creux de sa main et me les présente.
— Avalez ça, commissaire ; vous m’en direz des nouvelles.
CHAPITRE VI
De surprise en surprise (suite)
Huit coups sonnent au beffroi de ma montre lorsque j’arrive à Maisons-Laffitte. Un froid sec fait claquer les branchages du parc. Je franchis la vaste grille et je pars à la recherche du pavillon de Danièle Murat.
Au cours de l’après-midi, j’ai soigneusement préparé mes batteries, comme disait la cuisinière d’un général d’artillerie et je me suis dressé une liste minutieuse des questions que je compte poser à la souris. Mon programme ? Il est simple et perfide. L’embarquer dans une hostellerie accueillante. L’éblouir par ma conversation (vous inquiétez pas pour mes chevilles, j’ai les tibias en argent massif), la faire boire en la lutinant ; puis l’embarquer pour une croisière dans les plumes avec visites touristiques aux escales. Là, dans la pénombre propice, je lui poserai, outre son slip, les questions qui me tracassent.
La maison du frangin est modeste. C’est une petite construction en brique rouge érigée à l’entrée d’une vaste propriété. Elle a été conçue pour loger le jardinier, mais le taulier a dû claquer en laissant nibe de fraîche à sa vieille. Alors la vioque a loué ce local, ne pouvant plus s’offrir de jardinier. Enfin, moi, je vois le topo commak, si je me goure mettez-le de côté, je le ferai prendre par un commissionnaire.
De la lumière filtre par les volets du premier et du rez-de-chaussée. Mademoiselle doit être en train de se faire une beauté. Elle se déguise en miss Monde, la chérie, afin de séduire le Casanova du passage à tabac.
Je pousse la grille et je vais toquer à la puerta. La radio sévit à l’intérieur. Elle joue « Ce n’est plus ton petit doigt », marche américaine interprétée par les Grands Chanteurs à la jambe de bois.
La clameur est telle que la mignonne n’entend pas mes heurts.
Je prends donc le parti d’ouvrir la lourde, ce qui n’offre aucune difficulté.
À peine ai-je franchi le seuil, que je m’arrête, pétrifié par la surprise. La môme Danièle gît au bas de l’escalier, la tête sur le carrelage du vestibule. Elle a la coquille fêlée et une mare de sang achève de se figer. Elle est en combinaison affriolante. L’armure à sensation, les gars ! En d’autres circonstances elle filerait des vapeurs à Denis Papin soi-même.
Je m’agenouille auprès de la pauvrette et je glisse la main entre ses roberts. Partie sans laisser d’adresse ! Je regarde attentivement la blessure. À priori elle paraît très banale. La gosse a chuté dans l’escadrin et s’est ouvert le dôme. Je grimpe au premier et j’avise les lunettes de Danièle sur le palier.
Ça me laisse perplexe. Sans ses hublots, elle ne devait pas y voir à douze centimètres.
Donc, elle ne se serait pas aventurée dans l’escalier sans ses verres.
Bizarre !
Je visite les deux pièces du haut. L’une est la chambre du frère ; l’autre, celle de la feue secrétaire de feu Boilevent. La porte en est restée ouverte. J’inspecte les lieux soigneusement. Sur la commode Charles X, revue et corrigée par Lévitan, j’aperçois un petit flacon de parfum renversé.
C’est pas de la petite bière, comme disait un entrepreneur de pompes funèbres en allant prendre les mesures du cercueil destiné au géant de chez Pinder. Mademoiselle se filait sur le derme Bagatelle 69–69, ni plus ni moins.
Elle voulait l’ensorceler, le brave San-Antonio. Hélas ! le hasard — ou quelqu’un de vicieux — en a décidé autrement.
Je parcours la chambre en long, en large, en diagonale et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’investigue à la Sherlock, à la Maigret, à la San-Antonio. Et je finis par découvrir un léger quelque chose aussi insignifiant qu’un discours de parlementaire.