— Avance, je te dis…
Nous voici à la 203. J’ouvre la portière et le plafonnier s’éclaire. La tapineuse est toujours dans la même posture, inerte, les jambes de travers, la tête en avant contre la portière. Alfredo reconnaît sa rombière et sursaute.
— Mince, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que tu l’as butée, eh, patate !
— Elle est morte ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’elle fait du yoga ?
Et comme je crains qu’il n’évente la supercherie, — il suffirait que la fille eût un tressaillement ou un soupir — je le propulse vers la Prairie d’un solide coup de savate dans l’entresol.
Il est mis K.-O. par la stupeur, le frère.
— C’est pas croyable, je rêve, qu’il bredouille.
— Arrête ta chanson, elle figure déjà à mon répertoire, Alfredo…
Je lui colle une mornifle qui lui fait éternuer des étincelles.
— Dis donc, tu fais un drôle de fermier, toi, dans ton genre ! V’là que tu abats le cheptel, à ces heures ?
— Moi ! qu’il proteste. Vous charriez, commissaire. Ou vous me prenez pour qui ? Pour une truffe ? J’irais buter ma gagneuse ? Et je la laisserais dans ma calèche, par-dessus le marka !
— Parfaitement, mon pote. Et tu veux que je te dise pourquoi t’as agi ainsi ? Pour détourner les soupçons, justement. Tu t’es dit, les poulets penseront qu’on ne peut pas être cloche à ce point et que je suis victime d’une vengeance. Voilà, mon fils.
Il manque d’air.
— Bon Dieu, c’est du ciné pour moins de seize ans que vous me faites là, commissaire ! Faudrait que je soye dingue pour démolir une souris qui me faisait une rente viagère de soixante tickets par jour !
— T’as fait primer ta sécurité avant l’oseille, Alfredo.
Il se tait un petit bout de moment, me regarde, avale sa salive cotonneuse et murmure :
— Comment ça, ma sécurité ?
— L’affaire Boilevent, mon lapin. T’as eu peur que la môme Marie-Thérèse que je fréquentais depuis l’incident croque le morcif, hein ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire !
Je lui vote un coup de boule dans les gencives. Il crache rouge, recompte ses dominos du bout de la menteuse, et murmure :
— C’est pas des manières !
— Tu vas voir, Fredo, j’en ai d’autres bien plus chouettes, elles sont tellement efficaces qu’on m’a demandé d’en faire un recueil.
Je le balance dans la Prairie comme un sac de linge sale.
— On va aller bavarder de ça entre quatre murs insonorisés.
Comme je m’apprête à prendre place dans le véhicule, Mathias se ramène de la 203.
— On laisse le cadavre sur place, tout seul ? demande-t-il.
Je me fends le pébroque et je l’entraîne à l’écart pour lui chuchoter :
— Primo, le cadavre n’est pas seul, le valeureux Pâquerette veille sur lui dans la bagnole que tu vois stationnée là-bas. Deuxio, ce cadavre n’est pas un cadavre. La môme n’est qu’endormie par mes soins.
Mathias plonge dans cent bougies son regard loyal d’honnête poulardin scrupuleux.
— Pourquoi dites-vous ça, m’sieur le commissaire ? Je viens de la palper, elle est tout ce qu’il y a de morte, votre souris.
Je me précipite dans la 203. D’une main affolée, je palpe la gosse. Mathias ne m’a pas menti : Miss Trottoir est aussi morte que le bitume qu’elle avait coutume d’arpenter.
Je la zyeute de plus près et je m’aperçois qu’elle a été étranglée.
CHAPITRE VIII
La fin des haricots
Voilà quelques années il m’est arrivé une aventure curieuse. Plusieurs nuits de suite j’ai rêvé que je roulais sur les quais en direction de la gare de Lyon et qu’un petit monsieur barbu surgissait de ma gauche au volant d’une Dyna Panhard et m’emboutissait. Or, un matin, comme je me rendais précisément à la gare de Lyon pour y accueillir Félicie qui revenait de chez une parente, une Dyna Panhard surgit de la place du Châtelet et percuta mon aile avant. Pendant les premières secondes qui suivirent l’accident, je sus ce qu’était la quatrième dimension. Heureusement, ce n’était pas un petit barbu qui pilotait l’auto, mais une dame à qui un examinateur étourdi avait donné par mégarde le permis de conduire.
En constatant la mort de M.-T., j’éprouve cette même impression bizarre de libération absolue. Je vagabonde dans une région comateuse, sans attache avec notre planète et ses réalités.
Avec des mouvements de somnambule rhumatisant, je referme la portière et me dirige vers l’auto de Pâquerette.
Celle-ci est vide. Sur la banquette ne demeurent qu’un tube de Symphoryl et des enveloppes de cellophane ayant recelé des cachets. Pas plus de Pâquerette que de lapin blanc dans le chapeau haut de forme du duc d’Édimbourg.
— Pâquerette ! Pâquerette !
On dirait que j’entonne une ronde enfantine. Une Lancia dans laquelle se trouvent un monsieur et une dame stoppe à ma hauteur, et le conducteur me demande si j’accepterais de prendre un pot avec eux. Je lui réponds sobrement d’aller se faire considérer chez les Grecs, et il me traite de goujat.
Je décide alors de ne pas laisser moisir Alfredo dans les parages. Inutile de lui donner le spectacle affligeant de mon affolement. Je reviens à la Prairie. À l’aide d’une seconde paire de menottes, j’attache Alfredo au strapontin arrière.
— Embarque le client à la Maison-mère, Mathias, fais-je rudement. Tu le boucles au secret dans le petit cabanon spécial. Ensuite tu reviens avec une ambulance. Le tout au triple galop.
Son impressionnant démarrage me prouve qu’il est fermement disposé à m’obéir.
Je me mets alors en devoir d’examiner les lieux. J’aime bien le mystère, à la condition cependant qu’il ne ridiculise pas trop. Or, jusqu’à preuve du contraire, votre adorable San-Antonio, mesdames, est en train de jouer les conards de grand style. Je m’occupe de deux gonzesses au cours de cette damnée soirée, et toutes deux se font buter presque à mon nez ! Ça ne peut plus durer comme ça, sinon ce serait la fin des haricots ! (Ouf ! je me demandais comment j’allais justifier le titre de ce chef-d’œuvre !)
Le mystère le plus pressant pour le quart de plombe, c’est celui de Pâquerette volatilisé. J’examine sa chignole et je n’y découvre pas la moindre trace suspecte. Je reviens à la 203 et, à l’aide de mon stylo électrique j’inspecte soigneusement la carrosserie. Je découvre alors deux petites taches de sang sur le montant de la portière avant.
Je promène le mince rayon lumineux sur l’asphalte de la route. Une espèce de serpent inerte gît sous le véhicule. Il s’agit du cache-nez de l’inspecteur disparu. Voilà qui me trouble. Aurait-on kidnappé mon valeureux gobeur de cachets ? Je vois à peu près comment les choses ont pu se produire : cette nuit, le sadique rôdait dans le bois. Voyant une voiture abandonnée, il s’en est approché. Une femme endormie, c’était une proie rêvée pour ses instincts morbides. Il avait déjà fait un collier de phalanges à Mlle Marie-Thérèse lorsque mon Pâquerette s’est pointé. Seulement avec le savon que je venais de lui passer, l’inspecteur s’est abstenu de tirer. Du coup, mal lui en a pris, car l’agresseur lui a sauté sur le colbak et tout porte à croire que le chétif poulet n’a pas dû avoir le dessus…
Je continue de sonder les abords. Bien m’en prend : une boîte de suppositoires gît dans le gazon que le gel rend craquant comme des biscottes[1].
Je joue au Petit Poucet. Grâce à ses chers produits pharmaceutiques, je vais peut-être découvrir où l’ogre a entraîné le frêle policier.
Je parcours une douzaine de mètres en direction d’un bocage et j’avise une masse sombre dans l’herbe, au ras d’un buisson. Pâquerette dans le gazon ! Tableau allégorique. Je palpe sa poitrine de jeune fille nubile. Son palpitant répond présent à l’appel. Le faisceau de ma lampe me permet d’évaluer le désastre. Le sadique n’y est pas allé avec l’intérieur de l’écrin du dos de la cuiller ! Je ne sais pas avec quoi il a cogné mon subordonné, toujours est-il que le pauvre chéri a le pare-brise en marmelade.
1
Vous ai-je dit que Pâquerette est particulièrement hanté par le suppositoire ? N’a-t-il pas, sous un nom d’emprunt, présenté au Concours Lépine une mitraillette à suppositoires pouvant tirer coup par coup, ou par rafale (dans les hôpitaux et les familles nombreuses). Malheureusement son invention a été boycottée à la suite d’une pétition entreprise par Charpini.