— Vous voulez ma photo ? qu’il pétarde le dur.
— Si je voulais ta photo, ce serait pour la mettre dans mes gogues, riposté-je. Et en ce cas je n’aurais qu’à me la faire apporter des Dossiers.
Là-dessus je fais demi-tour.
Certains d’entre vous, un tantinet plus futés que les autres, se demanderont pourquoi je ne me remets pas au travail sur Alfredo après avoir fait une constatation aussi importante.
À ceux-là, et à ceux-là seulement, je dirai que j’en ai ma claque et qu’on ne fait plus du bon turbin lorsqu’on est fatigué. Ceci constituera le primo. Pour le deuxio, j’ajouterai que je commence vertigineusement à perdre le peu de latin qui me reste. Car en somme, si j’analyse les faits, je suis forcé de conclure qu’Alfredo est l’agresseur de Pâquerette. Or la chose me paraît impossible « a priori ». Alfredo ne savait pas qu’on lui volait sa tire et surtout ne pouvait pas la retrouver aussi rapidement.
Seulement, je sais par expérience qu’il faut se méfier, dans mon job, des impossibilités a priori. Certaines choses, que l’on juge irréalisables au départ, se révèlent normales une fois qu’on est en possession d’un complément d’information.
Tenez, une hypothèse est envisageable par exemple. Au moment où le gros Béru a chouravé la chignole d’Alfredo, supposez qu’un aminche d’icelui soit survenu. Il reconnaît le véhicule de son pote. Dans le mitan on ne gueule pas au charron lorsque quelqu’un essaie de vous arnaquer ; tout se passe dans le silence et la dignité. L’ami en question se met à filer le « voleur ». Il constate que Béru largue le véhicule dans le Bois. Alors il revient à bride abattue prévenir Alfredo. Ce dernier vient pour récupérer sa charrette et, stupeur ! trouve sa pétasse endormie. Il se dit qu’on mettra ce meurtre sur le râble du sadique. Vous suivez la démonstration du Maître ?
Bon. Là-dessus, Pâquerette amène son nez bourré de Goménol. Il ne pèse pas lourd dans les pognes d’Alfredo. Celui-ci se le paie dans les conditions que vous savez et, dard-dard se ramène rue Caulaincourt. C.Q.F.D.
Donc, je viens de vous démontrer que tout était possible ; l’impossible plus que le reste. Un petit bravo pour encourager l’artiste, mesdames et messieurs… Merci !
Un nouveau glass avec Mathias, et c’est le retour au bercail.
Il est très tard lorsque j’arrive à la maison, mais je vois de la lumière chez Félicie. À peine suis-je dans la maison que sa porte s’ouvre et qu’elle apparaît au haut de l’escalier, dans son vieux peignoir de pilou.
— C’est toi, mon petit ?
— Oui, m’man.
Ses yeux inquiets mesurent ma fatigue.
— Tu as mangé ?
— Oui.
— Si tu as encore faim il reste du bœuf en daube. J’en ai pour deux minutes à te le faire chauffer.
— D’accord pour une portion.
Ces repas nocturnes, ce sont, je crois bien, les meilleurs moments de ma vie. Je mange à la cuisine. Un bon coup de bordeaux, à ces heures, c’est le meilleur des somnifères.
Félicie me regarde manger amoureusement en buvant un reste de café. Comme toutes les mères, elle adore constater que je me nourris bien. La bouffe n’est-elle pas la vraie manifestation de la vie ?
— Comment le trouves-tu, Antoine ?
— Sensas.
— Plus c’est réchauffé, meilleur c’est.
— C’est vrai. Ces couennes sont formidables.
— Mon charcutier me les prépare spécialement.
Il y a un silence.
— Tu veux un peu de moutarde ?
— Pas la peine, c’est trop bon comme ça.
— Il y a un gâteau de riz, toi qui l’aime tant. Je t’en coupe une tranche ?
— Si tu veux, mais je vais prendre du poids.
Elle glousse d’aise. C’est jamais ma bascule qui lui fera peur à Félicie. Comme tous les gens de sa campagne natale, elle croit que plus on est lourd mieux on se porte.
— Ça marche, ton enquête sur le sadique ?
— Je n’en sais rien. Il se passe tellement de choses incroyables…
Elle meurt de curiosité mais elle ne me pose aucune question. J’achève ma portion de daube et en termes concis, je lui relate les événements de la journée. Elle en oublie de boire son fond de café.
— C’est horrible, tout cela, qu’en penses-tu ?
— Pas grand-chose pour l’instant. L’eau est trop troublée pour qu’on puisse voir les poissons. Il faut laisser reposer, tu comprends ?
— Tu penses que c’est cet Alfredo qui… ?
— Impossible à dire dans l’immédiat.
J’avale mon gâteau de riz, ce qui la ravit.
Je lui en redemande, ce qui l’enchante ; après quoi je lui fais une grosse bise et je monte me zoner.
Ouf ! y a rien de tel qu’un pucier quand on en a classe de ses contemporains et de leurs turpitudes.
— Antoine !
Je me débats dans des limbes brumeux. Puis j’émerge. M’man est debout au pied de mon lit, toute fraîche et sentant le savon.
— Je suis navré de te réveiller, mon pauvre grand : téléphone, M. Bérurier, il paraît que ça urge.
Du coup je saute de mon usine à rêves et je dégringole au rez-de-chaussée.
M. Bérurier !
Tiens ! au fait, c’est vrai : m’man est la seule personne au monde qui appelle le Gros, Monsieur.
Je chope l’écouteur en bâillant comme une entrée de métro.
— J’écoute…
Un gigantesque éternuement me répond. Puis l’organe de Béru se met à trompéter :
— Te voilà tout de même ? C’est dégueulasse de penser que tu te fais du lard dans les toiles pendant que moi je voyageais toute la nuit.
— Où es-tu ?
— À Moutiers.
Je suis ahuri.
— Qu’est-ce que tu fiches à Moutiers, Gros ?
— Et il le demande encore ! Je suis ton zig, le Bergeron. C’est bien ce que tu m’as ordonné, non ?
— Raconte !
— Hier dans la soirée, il est parti de chez lui. C’t’un radio-taxi qu’est venu le ramasser. J’ai tout de suite gaffé qu’il partait en voyage. Quand un mec qu’a une bagnole part en taxi, c’est qu’il va à une gare.
— Bravo ! monsieur Sherlock Holmes ; poursuivez !
— L’est allé à la gare de Lyon.
— Seul ?
— Bien sûr. L’a foncé à la consigne et a retiré deux valises et une paire de skis. Ensuite il a pris le train pour Bourg-Saint-Maurice. C’était du peu au jus : le bolide décarrait dans huit minutes. J’ai galopé prendre un billet, puis j’ai téléphoné à la Poule, mais je m’ai aperçu que c’était trop juste et j’ai pas pu donner d’explications. Je me suis cogné le dur en seconde entre un curé et un ménage de maçons italiens qu’avait trois gosses ; tu mords la croisière ?
— Après ?
— Pendant ce temps, ton Bergeron de mes choses se prélassait en couchette. Ce matin à six plombes on vient de débarquer à Moutiers où il fait un froid à faire dérailler le Transsibérien !
— Pauvre bonhomme !
— Fous-toi de moi, ça me réconforte !
— Alors, que se passe-t-il ?
— Bergeron a demandé s’il y avait des taxis pour Courchevel. Comme y en avait pas encore, il a pris un ticket pour le car qui doit grimper là-haut dans vingt minutes. Qu’est-ce que je fais ?
— Tu le suis et tu ne le perds pas de vue !
— Mais où veux-tu que je descende ?
— Tu ne vas pas descendre, Gros, au contraire, tu vas monter à 1850 mètres d’altitude.