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— J’aime le bois, déclara-t-il solennellement, comme si cette affirmation était susceptible de modifier la Constitution en cours.

— Alors, quand vous mourrez, ne vous faites pas crémer, mon vieux, lui conseillai-je.

Il ne rit pas. Il riait peu et mal, ayant des difficultés avec les attaches de sécurité de son râtelier.

Soudain, nous nous crispâmes. Le conducteur de la Mercédès venait de descendre de sa bagnole. D’un pas nonchalant, il s’approchait de la pétasse. C’était un type grand et mince, vêtu d’un loden sombre serré à la taille par une ceinture. Il portait un gros foulard de soie blanche et il était coiffé d’un chapeau de feutre vert orné d’un cordonnet en guise de ruban.

Nous le vîmes aborder la fille et parlementer avec elle. L’entretien dura assez longtemps. La tapineuse faisait des gestes de dénégation.

— C’est lui, hein ? exulta Pâquerette.

— Ça se pourrait.

— Elle n’a pas l’air de vouloir se laisser emballer…

— Mettez-vous à sa place.

Une fraction de seconde, je m’offris l’image de Pâquerette déguisé en professionnelle du trottoir et mon cerveau en fut réchauffé.

— Ça y est ! Elle le suit !

Contre toute tradition, c’était en effet la racoleuse qui suivait le monsieur. Ils gagnèrent la voiture. Galamment, l’homme ouvrit la portière à sa facile conquête. L’espace d’un éclair nous aperçûmes son visage à la lumière du plafonnier. Un visage assez jeune, me sembla-t-il, mince, plutôt harmonieux, avec un regard clair et des lèvres minces.

Je mis ma bagnole en marche et démarrai sans attendre le départ de l’autre. Je vous l’ai toujours dit : la meilleure façon de suivre quelqu’un sans lui donner l’éveil c’est de le précéder. Je filai donc, doublai la Mercédès et, tout en la surveillant dans mon rétroviseur, gagnai les boulevards.

L’auto du supposé sadique venait de déboîter et me filait le train. Elle me rejoignit, me doubla à son tour et prit à droite en direction de Saint-Augustin.

Alors je ralentis pour laisser s’intercaler une autre bagnole entre nous. La mienne étant très basse, cela suffisait pour me dérober à la vue de l’homme à la Mercédès.

Nous roulâmes de la sorte jusqu’à l’Etoile.

Le « sadique » vira encore à droite et s’offrit l’avenue de la Grande-Armée. À ces heures, la circulation se calmait et nous filions bon train. Nous traversâmes la porte Maillot et continuâmes vers la Défense.

— C’est quand même formidable, soupira Pâquerette.

— Quoi donc ?

— Qu’une grue de la Madeleine se laisse emmener si loin en sachant qu’un sadique opère depuis deux mois dans Paris.

— Très étrange, en effet. Il doit avoir un argument de choix.

— Si ça pouvait être lui ! rêvassa Pâquerette. Vous imaginez cette publicité dans la presse ?

J’eus un regard pour sa pauvre bouille d’amoindri. Il avait tout contre lui Pâquerette : les bronches, l’estomac, la constipation, des calculs erronés dans la vessie et des migraines de courge. Il vivait encore parce que Fleming avait inventé la pénicilline mais son existence zigzaguait d’une pharmacie à l’autre. Je ne voyais pas ce que son portrait pouvait apporter au standing de France-Soir.

Il devait bien cependant être assez lucide pour se rendre compte que sa frime était tout juste bonne à illustrer la notice explicative d’un laxatif ! Ou alors c’était à désespérer de la race humaine !

La Mercédès traversa le pont de Neuilly et tourna tout de suite après, sur la droite, en direction des studios Photo Sonor.

— Il ralentit, hein ? observa Pâquerette.

— Oui. J’ai idée qu’il arrive au terme de son expédition.

Effectivement, la chignole allemande virgulait des coups de clignotant à tout va pour annoncer qu’elle prenait encore à droite. Or, encore à droite, c’était la berge de la Seine. Le pseudo-sadique emprunta la rampe assez raide qui y conduisait.

Je décidai d’arrêter ma trottinette sur le quai, bien qu’à cet endroit le stationnement fût expressément défendu.

Nous descendîmes et nous nous penchâmes par-dessus le parapet. La Mercédès était maintenant stoppée juste au-dessous de nous. Son conducteur avait éteint les phares et dans l’ombre, il fallait écarquiller les globes pour l’apercevoir.

— Descendons, ordonnai-je.

Nous prîmes l’escalier de pierre, très roide, qui conduisait à la berge. Pâquerette descendait prudemment les marches étroites, de crainte d’en rater une et de précipiter sa décalcification.

Par un heureux hasard, la voiture était arrêtée de telle manière que l’angle mort de l’arrière devait nous dissimuler aux yeux de l’homme.

Soudain je perçus une sorte de cri étouffé. Alors je franchis d’un saut prodigieux les cinq derniers degrés et je me ruai vers la voiture. Par la lunette arrière je distinguai confusément la lutte tumultueuse de deux ombres à l’intérieur de l’auto. Le véhicule remuait sur sa suspension. Je bondis à l’avant, ouvris une portière et eus droit à un gros plan de la scène. L’homme au loden avait noué ses deux mains au cou de l’infortunée respectueuse. Il avait en outre passé sa jambe droite par-dessus celles de la femme pour les bloquer et il étranglait la malheureuse en émettant des soupirs rauques. Ma brutale irruption lui fit l’effet d’un seau d’eau froide. Il lâcha prise et me considéra d’un air morne, en clignant des yeux à cause de la clarté du plafonnier. Puis, avec une soudaineté inouïe, il ouvrit la portière de son côté et se rua au-dehors. Je crois avoir des aptitudes pour la course à pied, mais je dois reconnaître qu’à côté d’un zig comme lui, mon démarrage ressembla à celui d’un escargot bloqué par des rhumatismes articulaires.

Je vous parie le clavier d’un Gaveau de famille contre le dentier de cérémonie de la reine mère of England que Rhadi en personne n’aurait pas pu rattraper cette flèche vivante.

Pourtant je mis le paquet. Cet enfoiré m’avait déjà pris quinze mètres lorsque deux balles sifflèrent à mes oreilles. Le sprinter fit une cabriole en avant, exécuta encore deux enjambées et s’écroula, face contre terre.

Je me retournai et j’aperçus Pâquerette, immobile dans le milieu de l’escalier, un pétard fumant à la main.

— Ne tirez plus, bon Dieu ! hurlai-je.

Je courus au fuyard. L’inspecteur n’avait pas appris à se servir d’un feu par correspondance, moi je vous le dis.

Mon sadique ressemblait à la carte perforée d’une calculatrice électronique. Il avait un trou à la base du crâne, et un autre au milieu du dos. Maintenant, pour l’arrêter, c’était à saint Pierre d’organiser des barrages.

Pâquerette arrivait, le nez plus pointu que jamais.

— S’il est assuré sur la vie, j’espère que sa veuve vous refilera une part de la prime !

Pâquerette émit un petit rire aigrelet et satisfait. La mort des autres ne l’intéressait pas, même quand c’était lui qui l’avait provoquée. Il ne se préoccupait que de la sienne et sans doute avait-il raison.

— Il n’a eu que ce qu’il méritait. J’ai tout de suite compris qu’il courait plus vite que vous. Il ne fallait pas le laisser échapper, n’est-ce pas ?

— Non, il ne fallait pas. Mais puisque vous êtes aussi bon tireur, vous auriez pu lui viser les pattes !

Il haussa les épaules, sortit son flacon inhalateur et s’envoya une giclée de drogue dans le navet.

Des gens alertés par les coups de feu radinaient.

— Allez téléphoner à Police-Secours, fis-je en retournant à la bagnole où la pétasse reprenait ses sens.

Elle avait eu un drôle de choc, la môme ! Sous sa couche de fards on la devinait d’une belle teinte épinard bouilli.