— Si vous vous souvenez, lors des assassinats, le sadique mystérieux utilisait pour ses macabres expéditions une voiture volée.
« Or, Boilevent, lui, a opéré avec la sienne. Vous le savez, messieurs, un maniaque agit toujours suivant un même cérémonial. Ce fait m’a donc troublé… »
— C’est pas tellement c…, ce que vous dites, admet le gars Béru en passant deux doigts dans l’entrebâillement de sa braguette afin de gratter cette partie de lui-même davantage fréquentée par les poux que par les girls du Lido.
— Heureux de vous l’entendre dire, ricane le Tondu.
Le boss des mœurs demande :
— En ce cas, monsieur le directeur, qu’était selon vous Jérôme Boilevent ?
Crâne-d’œuf se caresse la coquille (un de ces quatre, je lui offrirai une peau de chamois à l’antibuée).
— Je l’ignore. Peut-être a-t-il été gagné par la psychose de meurtre. Ce genre de crimes réguliers qui frappent le public suscite, si je puis dire, des vocations. Certains individus cèdent à leurs instincts…
— En somme, résumé-je, Pâquerette a abattu un innocent.
Bouille du susnommé ! Il se met à dévorer du Décontractyl à toute vibure, tout en me téléphonant un regard vinaigré.
C’est le genre de bilieux qui ne pardonne pas aux autres ses propres couenneries.
— Innocent ! Innocent ! C’est vite dit, rouscaille le chétif.
« Il y a eu tentative d’assassinat, commissaire, vous en fûtes le témoin ! »
Le Vioque rechoppe le crachoir qui était sorti en touche. Il dégage à la main, aussi sec.
— C’est certain, cher Pâquerette. C’est certain. Néanmoins, vous savez comment sont ces messieurs de la presse ? Toujours prêts à flatter les penchants du public, sa sensiblerie. Or le public a horreur que la police abatte des gens qui n’ont tué personne, car, en somme, Boilevent n’avait tué personne. Et il a plus horreur encore qu’on tire sur un fuyard.
Pauvre bonhomme Pâquerette ! Sa mine d’endive vire au vert bouteille. On voit croître et se multiplier des boutons d’urticaire sur sa peau malsaine. Il est tellement déprimé que le Vieux au cœur de granit (et au crâne marmoréen) le prend en pitié.
— Je ne vous blâme pas, mon bon, assure-t-il. Je prévois seulement les conclusions des journalistes. Dès demain, les journaux vont se déclencher, à cause de ce nouveau meurtre…
— Au fait, interviens-je, comment et où s’est-il produit ?
— Près de la porte Saint-Martin, en fin de journée. Une respectueuse a été étranglée dans une voiture que son conducteur avait rangée dans une impasse obscure.
— On a le signalement de l’assassin ?
— Un de plus. Il a été vu, parlementant avec la fille, par un vieillard impotent qui passe sa vie à sa fenêtre. Ce serait un homme de taille moyenne, vêtu d’une vieille canadienne beige et coiffé d’un béret basque ou d’une casquette, le vieux n’est pas en mesure de préciser.
Un court silence. Le Big Boss ou, plus exactement, le grand patron, comme disent les Américains, s’empare d’une règle. On dirait un chef d’orchestre s’apprêtant à attaquer la Nuit sur le mont Chauve.
— Cette fois, messieurs, nous sommes acculés.
Rire bestial, copieux et incongru de l’ignoble Béru. Il pousse Pinaud du coude et s’exclame.
— On te l’envoie pas dire !
Une gêne cuisante se met à siffler comme un poste de radio après la fin de l’émission.
— C’est le dispositif des grandes circonstances, enchaîne le Boss. S’il faut que nous mettions sur cette affaire autant d’hommes qu’il y a de grues dans Paris, nous le ferons !
Re-rigolade bérurienne.
— La mobilisation n’est pas la guerre ! pouffe-t-il.
— Je vous en prie, Bérurier ! sermonne le Chevelu-à-rebours.
Le rire du Gros s’arrête comme le sifflement d’un pneu crevé lorsqu’il est complètement à plat.
— Je veux, poursuit le Laqué, qu’on établisse une planque à chaque point de Paris où la prostitution fleurit.
Le dirlo des Mœurs lève le doigt pour réclamer la parole. Béru ne peut s’empêcher de lui dire :
— Si c’est pour les gogues, ils sont au fond du couloir à gauche.
M’est avis que Béru va droit à la révocations avec ses calembredaines !
— Vous vouliez dire, Poitou ? s’inquiète the Big Patron.
— Ce dispositif a été en vigueur plusieurs semaines, je vous le fais remarquer, monsieur le directeur. Et il n’a rien donné, sinon l’affaire Boilevent.
— Renforcez-le ! C’est le seul à adopter…
Nous croyons l’entretien terminé. Il ne l’est pas pour moi.
— San-Antonio, restez, j’ai différentes choses à vous dire.
Les autres se taillent avec des courbettes adéquates. Lorsque la porte s’est refermée sur le talon d’Achille (Pâquerette se prénomme Achille, vous l’ai-je dit ?), le Vieux se jette sur moi comme un Écossais sur un porte-monnaie perdu.
— Je compte sur vous, mon cher ami.
— Pour quoi faire, patron ?
— Pour nous sortir de l’impasse. Vous avez des méthodes particulières. Votre fantaisie vous dicte plus sûrement la marche à suivre que la raison la plus froide. Aussi je vous laisse carte blanche. Faites ce que vous voudrez, comme vous le voudrez ! Mais amenez-moi des résultats.
Je réfléchis un moment.
— O.K., patron. Je vais attaquer.
CHAPITRE III
Les petits moyens
Je retrouve ma fine équipe, moins le dirlo de Mœurs au troquet du coin. Pâquerette est en train de refiler de l’aspirine vitaminée à Pinuche qui a des tracas avec sa fluxion. Béru, lui, farouchement hostile aux médicaments, commande un grand moulin à vent.
— Tu joues les don Quichotte ! ricané-je en posant une partie très essentielle de moi-même auprès d’une partie très superflue de Béru.
— Qui chiotte ou qui chiotte pas, riposte-t-il, je maintiens que c’est avec le vin qu’on s’soigne le mieux. Tiens, l’aut’ soir, la femme d’Alfred me téléphone : son merlan avait une fièvre de cheval.
— De cheval marin ?
— Interromps pas l’homme qui cause, ça se fait pas, même quand il s’agit d’un subaderne.
Il poursuit.
— Je fais comme ça à Antonia : « Est-ce que vous z’avez du pinard ? » « Oui », qu’é me répond. « Bon, je lui fais, faites-en chauffer un kilbus avec beaucoup de sucre et de poiv’ et faites-y boire à Alfred. » « Vous croyez ? » qu’elle me dit. « Essayez pour voir », que je lui fais… » Elle essaie. Et le lendemain tu me croiras si tu voudras, mais Alfred emmenait Berthe au cinoche de not’ quartier où ce qu’on passait un film du Scotch.
— Un film de qui ?
— Attends… Biscotte ! Non, c’est pas ça… Tu sais, le gros qui fait penser à un œuf à la coque ? Y s’appelle à la Coque, voilà ça me revient, Ichetecoque !
— Trêve d’œuf, nous avons des sujets de préoccupation plus importants, ce me semble.
Pinaud, que son enflure rend peu bavard, se décide cependant à émettre son point de vue. Celui-ci est net, plein de pertinence.
— Je trouve, fait-il en prenant involontairement l’accent de M. Darry Cowl, qu’on fait bien des histoires pour pas grand-chose. Qu’est-ce qu’il tue, le sadique ? Des prostituées après tout, non ? Alors ?
— Vieillard, soupiré-je, ton humanisme me confond toujours. Quand tu te tais, on finit par oublier que tu es gâteux. Fasse le ciel qu’il t’envoie une seconde enflure à l’autre joue, de cette façon, enfin, tu ne pourras peut-être plus parler.
Il se renfrogne. Béru anéantit son moulin à vent en moins de temps qu’il n’en a fallu au caviste pour le soutirer.