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— Allons, dit-il. Ton avis, maintenant qu’on s’est barrés de chez le vieux crabe ?

— Un peu de politesse ne messied pas, fait observer Pâquerette, lequel réprouve hautement la manière de son nouveau collègue.

— Messieds-toi sur ta banquette et ferme-la, eh, suppositoire !

Il éclate, un rien beurré.

— Non, mais, môssieur a passé douze ans de ce que j’ose même pas appeler sa vie à palper des enveloppes de ces dames du parterre, et il voudrait vous faire la leçon !

Son ton monte, comme dit mon tonton.

— Sache z’une chose, fesse de rat malade, des leçons de politesse j’en donne ; j’en reçois pas !

— Halme-toi, aspire Pinaud.

— Non, dit Béru qui a peur de se calmer, car ses colères ne durent pas ; non, je ne me calmerai pas. Ah ! misère, faut le croire pour le voir ! Un miteux de la mondaine ; drogué à faire dégobiller un médecin légiste ! Une patate qui flingue le premier tordu qu’il voit courir au point qu’on n’oserait pas l’emmener sur un stade, de peur qu’y fasse un malheur ! Et c’est ça, c’est ce mort qui n’en sait rien qui veut vous apprendre à causer !

— Permettez, bégaie Pâquerette, décomposé par la fureur.

— Je permets qu’une chose, termine Béru, c’est que tu paies un autre verre !

— Je n’en supporterai pas davantage, décrète l’inspecteur en se levant.

— Voilà môssieur qui joue les chochottes, exulte le Mahousse. Mais, ma pauv’ dame, faut vous faire voter un emploi de gardienne de ouatères si que vous avez le cœur trop fragile !

Je retiens Pâquerette par une aile.

— Asseyez-vous, mon vieux. Et toi, Béru, mets-y une sourdine. On dirait que tu fais une vente aux enchères.

— Je vais demander mon changement, assure Pâquerette. Il est des promiscuités insupportables. C’est déchoir que de…

Béru va pour l’apostropher de plus belle, mais je lui lance sous la table un coup de latte qui briserait l’Obélisque.

On laisse le gobeur de pilules se vider de sa bile. Pas besoin de lui filer de drain, ça part tout seul. Après quoi nous sommes en mesure, comme dit mon tailor, d’aborder les choses sérieuses.

— Les gars, ça va être l’hallali !

Naturlich, Béru, sollicité par ce mot musical, se croit obligé d’entonner une tyrolienne.

Pour le faire taire on lui commande une tournée de mieux, et je peux poursuivre.

— Pâquerette, vous qui êtes un technicien de la prostitution…

— Laisse-moi rire, fait Bibendum. Tel que je vois môssieur il a jamais grimpé une jument. Lui faudrait une échelle et des crampons !

— Ça ne va pas recommencer ? glapit Pâquerette.

Il vide rageusement son Vittel-menthe.

Le doux Pinaud, lui, s’est endormi. Sa chique lui pend sur la poitrine comme une poire. M’est avis, les amis, que je suis drôlement loti avec une équipe pareille.

— Vous disiez, commissaire ?

— Que vous allez établir avec un type du service cartographique une carte de la prostitution parisienne.

— Bonne idée, clame Bérurier. On vendra ça aux touristes sur les Champs-Zé et on fera fortune.

— Ensuite, commissaire ?

— Lorsque nous aurons une représentation graphique du problème, nous affecterons deux voitures camouflées à une inspection continue des quartiers intéressés.

« Bien entendu ces véhicules seront des autos munies de radio. Elles communiqueront au fur et à mesure les renseignements qu’elles recueilleront à un poste d’écoute chargé de centraliser. »

— Pas mal, approuve Pâquerette en suçotant une pastille à l’eucalyptus.

Le Gros ne peut se contenir.

— Dire qu’il y a des organismes pour la protection de la jeune fille qui font faillite. Et nous autres on est là qu’on va se défoncer le baigneur pour assurer celle de la roulure !

Il promène sa monstrueuse langue écarlate sur ses lèvres pareilles à deux varices.

— Je vais vous dire une chose, les mecs : la vie est mal fichue !

— Quand on te regarde d’un peu près on en est convaincu, certifié-je.

Il n’apprécie pas et m’indique l’endroit incommode où il remise mes jugements sur lui.

Pinaud qui vient de choir de la banquette se réveille.

— On est déjà là ! bafouille-t-il en regardant autour de lui.

— Tu parles si on a fait vite, lui dis-je. Bon, maintenant, mes frères, rentrez chez vous ; prouvez à vos épouses qu’elles n’ont pas fait un mariage blanc et reprenez des forces pour demain.

— Je ne suis pas marié, Dieu merci, fait Pâquerette.

Les ayant quittés, je pense aux dominos d’Hector étalés sur la table de notre salle à manger et je frissonne. La pensée de retrouver l’abominable cousin m’insupporte tellement qu’à la minute où je vous cause je préférerais rentrer à la Trappe plutôt qu’à la maison.

Mon cadran solaire à remontoir indique dix plombes. C’est l’heure idiote des soirées.

Dix heures du soir, c’est comme trois heures de l’après-midi, l’homme qui n’a rien en cours à ces deux moments-là est bien à plaindre. L’affaire du sadique me casse les dragées. J’aime pas les dingues, ça m’incommode. J’ai idée qu’un psychiatre serait plus qualifié que moi pour mener l’enquête. De toute manière, il n’y a pas d’urgence. Le maniaque agissant à la fréquence d’un meurtre par semaine, ça nous laisse de la marge.

Je reprends ma tire et je vais au hasard des rues. Elles sont presque vides, ce qui est bigrement agréable. Si j’étais riche, je ne circulerais que la nuit.

Celle-ci, pour une noye d’hiver est particulièrement sélectionnée. Y a du clair de lune comme au Châtelet, sauf que, fort heureusement, Maria Naud ne pousse pas la romance andalouse. L’air est presque tiède, comme si la nature se gourait de date et nous filait une noye d’avril, en avant-première.

J’arrive à l’Opéra, je m’engage sur le boulevard des Câpres et je me dis brusquement subitement tout à coup soudain que je suis à quelques centimètres de la rue Godot d’André Maurois (de l’Académie française par vocation).

Mon petit cinoche intime me passe en huit millimètres le film de l’affaire Boilevent. Je revois dans un éclair (au chocolat vu qu’il fait nuit) la chambre de la concierge où nous étions tapis (nous étions les seuls tapis de l’appartement d’ailleurs), le manège de l’homme au volant de sa charrue, son emballage de la fille, la filature, le drame sur la berge…

Un je ne sais quoi qui est l’instinct poulet me pousse à revenir sur les lieux de nos exploits. J’enfile la rue (elle l’a bien mérité) et la parcours au ralenti. Retour des choses : j’aperçois la fille blonde en train d’arpenter ses quinze mètres d’asphalte. Alors je me range et je m’approche d’elle. Elle se fait suave.

— Je t’emmène, mon pigeon, qu’elle me susurre d’un ton qui donnerait le vertige à une tortue.

— Tu te goures de volaille, ma jolie, lui dis-je en m’arrêtant, je suis pas un pigeon mais un poulet.

Elle me reconnaît alors et son enthousiasme avoisine le délire.

— Mince ! Mon sauveur !

— Bravo, chérie, tu es plus physionomiste qu’un appareil photo.

— Ce que ça fait plaisir de vous revoir. C’est chouette d’être sauvée par un beau gosse. On s’est pas revus depuis ce coup fourré de la semaine passée…

Elle fait des gestes avec ses fesses pour aguicher le sauveur.

— Qu’est-ce vous devenez ? gazouille-t-elle.

— Je fais comme toi, je cherche des clients.

— Pourquoi, c’est la morte-saison chez vous ?

— Pas tellement. Et de ton côté, ça usine ?

Elle hausse les épaules, prend deux cigarettes dans son ridicule réticule, m’en tend une et soupire, en attendant que je lui donne du feu :

— Pff ! L’un dans l’autre on s’en tire.

Je la regarde téter sa cigarette et c’est alors qu’il me vient une idée. Je l’abîme en ne la qualifiant pas de géniale. Ce n’est pas UNE idée. C’est L’idée. Avec un L majuscule qui vous apostrophe.

— Dis-moi, ma belle, je voudrais bavarder avec ton homme…

Elle se crispe un peu et son visage perd toute expression.

— J’ai pas d’homme.

— Non, fais-je en soufflant l’allumette, ça c’est le baratin pour les clilles. Eux, ils ont besoin de croire qu’ils sont tombés sur la rosière du coin qui s’est mis au truc pour payer une opération à sa vieille maman dans le besoin. Mais tu oublies que moi, je ne suis plus un enfant de chœur ! Si je veux parler à ton jules, c’est pas pour lui chercher des noises, crois-le…

Elle hésite.

— Vu. J’ai confiance. Venez…

— Tu fermes le magasin ? rigolé-je.

— Je peux ; aujourd’hui j’ai ouvert de bonne heure.

— On va loin ?

— Avenue Junot.

— Alors prenons ma tire…

Quelques minutes plus tard nous stoppons devant un bar discret dont les vitres sont pudiquement munie d’épais rideaux.

— C’est ici, annonce la souris.

Elle a un émoi de jeune fille sage à qui sa maman demande de se mettre au piano.

— Je m’appelle Marie-Thérèse, murmure-t-elle avant de pousser le bec-de-cane.

Mon entrée dans la strass passe aussi inaperçue que le monsieur qui mettrait la main dans le corsage de la reine d’Angleterre pendant une réception à Buckingham Palace.

Je sens un frémissement profond chez les consommateurs. Ceux-ci sont peu nombreux. Quelques-uns jouent aux cartes, d’autres discutent à voix basse. Il y a des filles groupées, à l’écart, qui mettent des touches de laque à ongles sur les échelles de leurs bas en parlant du parapluie et du Bottin.

Marie-Thérèse va à une table du fond où sont attablés deux messieurs qui se vexeraient si on leur demandait leur numéro d’immatriculation à la Sécurité sociale.

L’un est maigre, blond, soigné, avec une petite moustache, un regard clair et un complet qu’il n’a sûrement pas acheté au carreau du Temple. L’autre est petit, massif, brun, ardent, avec des yeux noirs et brillants qui sondent sans se laisser sonder.

C’est ce dernier que ma pétasse attaque. Il la regarde et l’écoute en me considérant comme s’il n’avait pas la moindre envie de me connaître. La fille est vaguement inquiète. De toute évidence, son gars ne lui permet pas beaucoup d’initiative, sortie de la rue Godot-de-ce-que-vous-savez.

— Tiens, Alfredo, je te présente le flic qui m’a sauvé la mise quand le salingue a voulu me tordre le cou.

Alfredo, c’est pas le genre démonstratif. Il m’adresse un imperceptible hochement de tête et attend la suite. Son compagnon se lève, nonchalamment, et va au rade. Un discret ! Faut savoir s’effacer dans la vie.

Marie-Thérèse, sentant combien elle est en porte à faux dans cette prise de contact, s’efforce de sourire.

— Monsieur a voulu te causer. Il a insisté. C’était la moindre des choses, non ?

Je m’assieds auprès d’Alfredo.

— On dirait que vous êtes en train de traverser les chutes du Niagara sur un fil de fer, ricané-je ; vous cassez pas le chou, mon vieux, je ne viens pas vous chercher du suif ; d’ailleurs votre partie n’est pas la mienne à la maison Royco.

Il hoche la tête de la même façon évasive.

— Je veux bavarder avec vous d’homme à homme, correct ? Si ça vous les brise vous me le dites et je me taille, banco ?

— Ben, j’écoute !

— Vous connaissez évidemment tous les détails de ce qui est arrivé à votre nana ?

— Censément.

Je baisse la voix.

— Le zig qu’on a dessoudé n’était pas le sadique.

Alors là, je commence à l’intéresser. Rien de tel que la curiosité pour humaniser un dur.

— Oh ! fait-il simplement.

— Textuel. On s’est payé un amateur. Le vrai continue sa série. Tout à l’heure il a encore buté une frangine à la porte Saint-Martin.

Monsieur prend les mesures de la situation. Sa nana, plus démonstrative, balbutie :

— Le boulot va devenir pas possible, déjà les Mœurs qui devenaient vachards…

Son manager lui fait signe de la boucler en opposant son pouce aux autres doigts à plusieurs reprises.

— Pourquoi vous me racontez ça, à moi ? s’inquiète-t-il.

— Je suis le commissaire San-Antonio. C’est moi qu’on a chargé de l’affaire, seulement j’ai beau mettre en place un dispositif carabiné il est impossible de surveiller toutes les filles de Paname.

— Alors ?

— Alors j’ai pensé que messieurs les Hommes et les poulets pourraient peut-être faire équipe. Marrant, non ? Je m’explique : pendant une huitaine de jours chaque souteneur surveille son cheptel. On fait circuler dans le mitan le numéro de téléphone du Q. G. de la poulaille. À la moindre alerte, coup de bigophone, et mes archers entrent en lice, vous mordez le topo, mon vieux ?

Il mord très bien.

— Vous prenez quelque chose ?

— Une fine à l’eau.

Alfredo se lève et va au bar passer ma commande. Il y reste un moment à chuchoter avec son collègue de tout à l’heure. Quand il revient il est très détendu.

— Ça peut se faire…

— Vous ne risquez rien. On vous demandera même pas vos blazes quand vous téléphonerez. Ce qu’il nous faut, ce sont des auxiliaires efficaces et discrets.

— Je vois.

J’arrache une feuille de mon Hermès et j’écris le téléphone de mon service.

— Voici le numéro. Faites circuler. Il faut que le mot d’ordre fasse tache d’huile.

— Vous bilez pas, ça se saura.

— C’est dans votre intérêt à tous.

Je lève le verre de fine qu’on vient de me servir.

— À la santé de ces dames, plaisanté-je.