Elle hausse les épaules, prend deux cigarettes dans son ridicule réticule, m’en tend une et soupire, en attendant que je lui donne du feu :
— Pff ! L’un dans l’autre on s’en tire.
Je la regarde téter sa cigarette et c’est alors qu’il me vient une idée. Je l’abîme en ne la qualifiant pas de géniale. Ce n’est pas UNE idée. C’est L’idée. Avec un L majuscule qui vous apostrophe.
— Dis-moi, ma belle, je voudrais bavarder avec ton homme…
Elle se crispe un peu et son visage perd toute expression.
— J’ai pas d’homme.
— Non, fais-je en soufflant l’allumette, ça c’est le baratin pour les clilles. Eux, ils ont besoin de croire qu’ils sont tombés sur la rosière du coin qui s’est mis au truc pour payer une opération à sa vieille maman dans le besoin. Mais tu oublies que moi, je ne suis plus un enfant de chœur ! Si je veux parler à ton jules, c’est pas pour lui chercher des noises, crois-le…
Elle hésite.
— Vu. J’ai confiance. Venez…
— Tu fermes le magasin ? rigolé-je.
— Je peux ; aujourd’hui j’ai ouvert de bonne heure.
— On va loin ?
— Avenue Junot.
— Alors prenons ma tire…
Quelques minutes plus tard nous stoppons devant un bar discret dont les vitres sont pudiquement munie d’épais rideaux.
— C’est ici, annonce la souris.
Elle a un émoi de jeune fille sage à qui sa maman demande de se mettre au piano.
— Je m’appelle Marie-Thérèse, murmure-t-elle avant de pousser le bec-de-cane.
Mon entrée dans la strass passe aussi inaperçue que le monsieur qui mettrait la main dans le corsage de la reine d’Angleterre pendant une réception à Buckingham Palace.
Je sens un frémissement profond chez les consommateurs. Ceux-ci sont peu nombreux. Quelques-uns jouent aux cartes, d’autres discutent à voix basse. Il y a des filles groupées, à l’écart, qui mettent des touches de laque à ongles sur les échelles de leurs bas en parlant du parapluie et du Bottin.
Marie-Thérèse va à une table du fond où sont attablés deux messieurs qui se vexeraient si on leur demandait leur numéro d’immatriculation à la Sécurité sociale.
L’un est maigre, blond, soigné, avec une petite moustache, un regard clair et un complet qu’il n’a sûrement pas acheté au carreau du Temple. L’autre est petit, massif, brun, ardent, avec des yeux noirs et brillants qui sondent sans se laisser sonder.
C’est ce dernier que ma pétasse attaque. Il la regarde et l’écoute en me considérant comme s’il n’avait pas la moindre envie de me connaître. La fille est vaguement inquiète. De toute évidence, son gars ne lui permet pas beaucoup d’initiative, sortie de la rue Godot-de-ce-que-vous-savez.
— Tiens, Alfredo, je te présente le flic qui m’a sauvé la mise quand le salingue a voulu me tordre le cou.
Alfredo, c’est pas le genre démonstratif. Il m’adresse un imperceptible hochement de tête et attend la suite. Son compagnon se lève, nonchalamment, et va au rade. Un discret ! Faut savoir s’effacer dans la vie.
Marie-Thérèse, sentant combien elle est en porte à faux dans cette prise de contact, s’efforce de sourire.
— Monsieur a voulu te causer. Il a insisté. C’était la moindre des choses, non ?
Je m’assieds auprès d’Alfredo.
— On dirait que vous êtes en train de traverser les chutes du Niagara sur un fil de fer, ricané-je ; vous cassez pas le chou, mon vieux, je ne viens pas vous chercher du suif ; d’ailleurs votre partie n’est pas la mienne à la maison Royco.
Il hoche la tête de la même façon évasive.
— Je veux bavarder avec vous d’homme à homme, correct ? Si ça vous les brise vous me le dites et je me taille, banco ?
— Ben, j’écoute !
— Vous connaissez évidemment tous les détails de ce qui est arrivé à votre nana ?
— Censément.
Je baisse la voix.
— Le zig qu’on a dessoudé n’était pas le sadique.
Alors là, je commence à l’intéresser. Rien de tel que la curiosité pour humaniser un dur.
— Oh ! fait-il simplement.
— Textuel. On s’est payé un amateur. Le vrai continue sa série. Tout à l’heure il a encore buté une frangine à la porte Saint-Martin.
Monsieur prend les mesures de la situation. Sa nana, plus démonstrative, balbutie :
— Le boulot va devenir pas possible, déjà les Mœurs qui devenaient vachards…
Son manager lui fait signe de la boucler en opposant son pouce aux autres doigts à plusieurs reprises.
— Pourquoi vous me racontez ça, à moi ? s’inquiète-t-il.
— Je suis le commissaire San-Antonio. C’est moi qu’on a chargé de l’affaire, seulement j’ai beau mettre en place un dispositif carabiné il est impossible de surveiller toutes les filles de Paname.
— Alors ?
— Alors j’ai pensé que messieurs les Hommes et les poulets pourraient peut-être faire équipe. Marrant, non ? Je m’explique : pendant une huitaine de jours chaque souteneur surveille son cheptel. On fait circuler dans le mitan le numéro de téléphone du Q. G. de la poulaille. À la moindre alerte, coup de bigophone, et mes archers entrent en lice, vous mordez le topo, mon vieux ?
Il mord très bien.
— Vous prenez quelque chose ?
— Une fine à l’eau.
Alfredo se lève et va au bar passer ma commande. Il y reste un moment à chuchoter avec son collègue de tout à l’heure. Quand il revient il est très détendu.
— Ça peut se faire…
— Vous ne risquez rien. On vous demandera même pas vos blazes quand vous téléphonerez. Ce qu’il nous faut, ce sont des auxiliaires efficaces et discrets.
— Je vois.
J’arrache une feuille de mon Hermès et j’écris le téléphone de mon service.
— Voici le numéro. Faites circuler. Il faut que le mot d’ordre fasse tache d’huile.
— Vous bilez pas, ça se saura.
— C’est dans votre intérêt à tous.
Je lève le verre de fine qu’on vient de me servir.
— À la santé de ces dames, plaisanté-je.
CHAPITRE IV
Le point d’interrogation de la question
— Rien de grave ? demande Félicie, ma brave femme de mère.
Hector vient de repartir, mais son odeur misérable flotte encore dans la salle à manger. Une odeur de célibataire maigre.
— Si, m’man. C’est grave.
Je lui narre les derniers événements. Elle m’écoute sagement, comme une vieille petite fille à laquelle on raconterait « le Chaperon Rouquinos ». Puis ses yeux s’embuent et elle murmure :
— Je pense à ce pauvre garçon que ton collègue a abattu.
— J’y ai pensé aussi, m’man.
— Il était innocent !
— Pas tout à fait. Je l’ai vu en train d’étrangler la fille. Vu, tu entends ? Et il y allait de bon cœur !
Elle hoche la tête.
— Seulement, il ne l’a pas tuée, tu comprends ?
Évidemment, c’est le plus choquant de l’histoire. Il la bonne mine, le gars qui a assuré que l’intention valait l’action ! Y a tout de même une marge, non ? Allez donc demander à la plantureuse Marie-Thérèse, celle qui ne rit pas quand on l’étrangle, si elle trouve que c’est du kif !
— Vois-tu, Antoine, ce pauvre garçon…
Elle se tait, cherche des mots précis pour formuler sa pensée.
— Oui ?
— Il me semble que quelque chose de bizarre a motivé son acte.
— C’est-à-dire ?
M’man hausse les épaules. Elle est en train de ranger les dominos un à un dans leur boîte d’acajou.
— Pour étrangler une… une personne de ce genre, il faut être fou, tu es bien d’accord ?