Выбрать главу

– Tu parles si j’y pense, à ta dette, lança le Gros Serge, comme si c’était la question… on est entre potes!

Adrien, en confiance, demanda au Gros Serge une ultime faveur: lui procurer un poste de télé pour qu’il puisse assister au match contre les Lions sénégalais. Il se faisait du mouron. Coly, Diouf, Diao et Diatta, c’était un gros morceau à avaler, pour les Bleus. Le lendemain, le Gros Serge rejoignit le blessé toujours allongé sur son lit de camp, au fond du hangar, derrière les piles de battle-dress, de masques à gaz, de rangers et de guêtres, de couvertures, de casques… Il portait un gros colis enveloppé de papier kraft. Un poste de télé. Il le raccorda à une prise électrique qui manifestait quelques signes de défaillance. Le Gros Serge malmena les fils, se prit un peu de jus dans les doigts, mais, au final, l’appareil fonctionna. Des zébrures firent leur apparition sur l’écran et, en moins d’une minute, l’image se stabilisa.

– C’est que noir et blanc, j’ai pas mieux…, s’excusa le Gros Serge.

– Ça ira, ça ira… merci… écoute!

Le JT faisait sa «une» sur cette foutue blessure de Zidane à la cuisse.

– Genou et cuisse, points faibles des footballeurs! annonça le présentateur. La rupture du ligament antérieur du genou et le claquage du quadriceps sont les lésions les plus fréquentes chez les adeptes du ballon rond. Que les fibres musculaires vous manquent, et tout est dépeuplé… La déchirure du muscle droit antérieur, l’un des composants du quadriceps, est un véritable fléau. La pratique du football impose des accélérations brusques qui sollicitent fortement des ensembles musculaires et articulaires complexes et fragiles…

– C’est pas de bol, c’est pas de bol, gémit Adrien, recroquevillé en position fœtale dans son lit de camp.

– Tu sais c’qu’on dit, marmonna le Gros Serge, les Sénégalais, ils ont des sorciers avec eux… Alors des fois qu’ils auraient préparé un mauvais coup!

Adrien était d’un tempérament plutôt rationaliste. Ces salades de maraboutage, il n’y croyait absolument pas. Le Gros Serge n’en pensait pas moins. Tandis que se poursuivait le reportage sur les préparations des différentes équipes et leur vie quotidienne en Corée, il entreprit de changer le pansement de son protégé. Après avoir déroulé la bande Velpeau et ôté les bandes de gaze de ses doigts boudinés, il ne put retenir une grimace. La blessure suppurait et ses pourtours prenaient une teinte violacée.

– Te fais pas de mousse, Adrien, lança-t-il d’un ton jovial, t’as le service trois-pièces intact, c’est le principal! C’est pas comme Rajko!

– Faut que les Bleus se reprennent, articula Adrien, mâchoires serrées, tandis que le Gros Serge aspergeait sa cuisse, du genou jusqu’à l’aine, d’alcool à 90. Tu comprends, l’absence de Zizou, ça va jouer sur leur mental… Déjà qu’ils ont la pression! Le mental, dans une équipe, c’est 90 % du facteur de réussite!

Au fur et à mesure de sa tirade, Adrien s’était mis à hurler, comme pour conjurer la douleur. Le Gros Serge aspergea la plaie de poudre sulfamide, remit en place une nouvelle couche de compresses, et réenroula la bande Velpeau bien serrée. Adrien le remercia, et épongea son front trempé de sueur d’un revers de manche.

– Faut pas dramatiser, non plus, reprit-il, Zizou c’est quand même un athlète de haut niveau, des mecs comme ça, ça récupère vite, sans compter que le staff médical qui accompagne l’équipe, c’est pas des branques, hein?

– Ben ouais, faut garder confiance, acquiesça le Gros Serge, avant de s’éclipser.

Adrien s’occupa l’esprit à compulser son album photos, puis sombra lentement dans le sommeil.

*

Et le sinistre jour du 31 mai 2002 arriva. Adrien n’allait guère mieux, sa blessure le lançait, occasionnant fièvres, suées, frissons. Parfois la douleur s’apaisait durant quelques heures, mais c’était pour mieux rebondir. Il connut une accalmie miraculeuse à 13 h 30 GMT au moment même où les deux équipes se mirent en place sur le stade de Séoul. Adrien ne tenait plus en place sur son lit de camp. Diouf, Trezeguet, face à face, au centre du terrain, Fadiga, Wiltord, Bouba Diop et Henry qui s’épiaient en diagonale, et c’était parti. Occasion ratée sur occasion ratée. De minute en minute, les Bleus ne parvenaient pas à échapper à l’étau africain. Jusqu’à l’instant fatidique, à la trentième minute de la première période, Djorkaeff perdant le ballon devant Daf, Lebœuf se faisant éliminer par Diouf… les yeux écarquillés de stupeur, Adrien vit Desailly et Petit en plein cafouillage, ne parvenant pas à dégager le ballon que Bouba Diop, pourtant à terre, expédia dans les buts français, malgré le savoir-faire de Barthez. C’en était à pleurer. La suite? Un vague coup franc de Djorkaeff vers Sylva, une frappe de Wiltord que Henry faillit dévier. La douleur relança Adrien durant la mi-temps et s’éclipsa comme pour lui laisser savourer la seconde période. Zizou était absent, et ça crevait les yeux. Trezeguet reprenant de l’épaule un bon centre de Thuram à la 55e minute, Henry manquant sa tête sur un centre de Wiltord, Sylva jaillissant comme un diable pour intercepter une frappe de Djorkaeff…

Et tutti quanti. La défaite était consommée. Lorsqu’elle pénétra dans le hangar du Gros Serge, et se faufila parmi le bric-à-brac qui l’encombrait pour se glisser jusqu’à la couche de fortune où reposait Adrien, la belle Mina, qui lui apportait une gamelle emplie à ras bord de bouillon de légumes, ne put s’empêcher de grimacer. Il flottait dans le réduit une odeur étrange, qu’il ne lui avait jamais été donné de renifler auparavant. Une odeur repoussante, qui prenait la gorge et soulevait le cœur. Elle dut consentir un effort, surmonter son dégoût pour s’agenouiller auprès du malade. Adrien la contempla d’un regard vitreux, absent. Il était pourtant encore lucide.

– Zizou va se remettre, parvint-il à articuler. Y a pas de doute, c’est la seule chance. Un claquage à la cuisse, c’est pas la mer à boire, pour un mec comme lui…

Mina avait saisi le premier chiffon venu et s’en était couvert le bas du visage. Ce qui n’empêchait pas les effluves pestilentiels de parvenir jusqu’à ses fosses nasales. Le teint d’Adrien avait viré au gris. Ses lèvres tremblaient spasmodiquement. Il s’était recroquevillé sous sa couverture, et continuait de parler, ou plutôt de déverser à voix ténue un flot de paroles qui n’avait plus rien de compréhensible. Folle d’inquiétude, Mina courut chercher le Gros Serge, agrippé au comptoir du Soleil de Djerba, et qui ne tarda pas à rappliquer. Dès qu’il eut rejoint son hangar, ses narines se mirent à frémir.

– Putain, c’est la poisse…, murmura-t-il.

Il plongea une main dans une des poches de sa salopette et en extirpa un mouchoir qui avait beaucoup vécu. Il le plaqua contre son nez, se pinça vigoureusement les narines et s’approcha du lit de camp. Sans ménagement, il dégagea la couverture, trancha à coups de cutter dans le pansement, réduisit en charpie la bande Velpeau, éparpilla les compresses.

– La poisse…, répéta-t-il en examinant la cuisse d’Adrien.

D’un doigt prudent, il parcourut les pourtours de la plaie. De petites cloques se mirent à crépiter sous la pulpe de son index. Il se redressa, trempa sa main dans un pot de white-spirit qui traînait sur une étagère, faute de trouver un antiseptique plus approprié. Adrien ne bougeait plus. Ou à peine. Mina, qui était restée en retrait, voyait sa poitrine se soulever avec irrégularité.

– Vous verrez, dit-il dans un dernier sursaut, elle est pas finie, l’aventure des Bleus, pourvu que Zizou revienne… hein, Serge? Son claquage, c’est pas grave?

– Bien sûr que non! approuva celui-ci.

Dans la seconde qui suivit, Adrien rendit l’âme.