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Fin du premier acte.

Le suivant avait débuté un an plus tard, fin février 2008. Un rapport anonyme était parvenu au parquet des Hauts-de-Seine. Un vrai réquisitoire auquel on avait joint le premier dossier rédigé à Pau et des documents émanant des services fiscaux du département — signe que le corbeau était non seulement informé des combines d’EDS Technical Services mais avait aussi les moyens de se procurer des pièces officielles.

En guise d’introduction, le corbeau révélait le contenu des soutes du Cessna. Des mitrailleuses. Des lance-missiles. Des grenades. Des fusils d’assaut. Le document donnait des précisions sur ce dernier lot. Des fusils semi-automatiques Scorpio 56 x 45 mm OTAN avec aide à la visée et désignateur laser. Une spécialité exclusive de la société EDS Technical Services.

Le corbeau fournissait une autre information. Le Scorpio était l’arme qu’on avait retrouvée entre les mains des rebelles qui avaient tenté d’assassiner le président José Ramos-Horta, le 11 février 2008, à Dili. Ce dernier avait été grièvement blessé. Transféré dans un hôpital, à Darwin, en Australie, il était aujourd’hui tiré d’affaire.

Jeanne réfléchit. L’histoire était chaude. Brûlante, même. La France complice d’une tentative de meurtre contre un prix Nobel de la paix, président d’une démocratie balbutiante. Cela faisait désordre...

Pourtant, Jeanne n’était pas certaine qu’il y ait délit. Le Timor oriental n’était pas soumis à un embargo. Il n’était donc pas illégal d’exporter des armes là-bas. Le problème était l’identité des destinataires : des hors-la-loi. Mais il était toujours possible que les armes aient été détournées — qu’elles aient été vendues au départ aux troupes officielles ou aux forces de sécurité, principalement australiennes. C’est ce que prétendraient les dirigeants d’EDS. Jeanne imaginait déjà leurs auditions. Des patrons bardés d’avocats, protégés par des politiques, libres de raconter n’importe quoi. En face, elle n’aurait pas d’autre choix que de saisir un juge au Timor, en émettant une commission rogatoire internationale. Une démarche qui pouvait prendre plusieurs années.

De plus, l’affaire était plus compliquée encore.

Troisième acte du dossier.

Avec la note des services fiscaux, on basculait dans un autre domaine. Fausses factures et corruption politique. Le rapport anonyme, sans apporter de preuves directes, signalait que, parallèlement à cette livraison d’armes, la société EDS Technical Services avait payé près d’un million d’euros à la société de conseil RAS — le document fiscal confirmait les facturations successives de RAS à EDS Technical Services. Or cette entreprise, implantée à Levallois-Perret, Hauts-de-Seine, était soupçonnée d’émettre des fausses factures à l’intention de différentes sociétés briguant des marchés publics. Jeanne notait l’ironie du nom de la boîte, sans doute volontaire. « RAS », en langage militaire, signifiait : « Rien à signaler. »

Tout le monde connaissait le système. Des élus monnayaient l’attribution de chantiers publics ou de commandes de fournitures auprès d’entreprises spécialisées. Les sociétés « achetaient » ces marchés en rémunérant une société fantôme qui transférait ensuite l’argent dans les caisses du parti politique de l’élu. Ou directement dans les poches de ce dernier, à travers des comptes à l’étranger ou des sociétés situées dans des paradis fiscaux. C’était ainsi que les partis politiques finançaient leurs campagnes et que les élus s’enrichissaient. En France, la combine avait été révélée dans les années quatre-vingt-dix avec l’affaire Urba. Première d’une longue série qui avait éclaboussé tous les partis, de gauche comme de droite.

Toujours selon la note, la société RAS était proche d’un nouveau parti politique centriste, le PRL (parti républicain pour la liberté). Jeanne en avait entendu parler, notamment lors des élections municipales de mars dernier. La question était : quelle faveur EDS Technical Services avait réglée avec ces factures ? La réponse était simple. La livraison d’armes en direction du Timor oriental avait été rendue possible grâce à Bernard Gimenez, conseiller, en 2006, auprès de la protection et de la sûreté au ministère de la Défense. Or Gimenez était un des fondateurs du PRL...

Jeanne lâcha son surligneur. Tu sales. Tu poivres. Tu nous le sers bien chaud. Reinhardt avait raison. Il y avait là matière à un vrai scandale politique. A condition de frapper juste. Et de rester discrète durant l’enquête. Jeanne avait vécu de très près l’affaire des écoutes au tribunal de Nanterre en 2004, quand les magistrats qui avaient jugé Alain Juppé avaient eu leurs bureaux visités, leurs ordinateurs fouillés, leurs lignes téléphoniques mises sur écoute, sans compter les pressions, les menaces et autres lettres anonymes...

Or il manquait ici le principal. Les preuves. Si Jeanne se lançait dans cette galère, elle allait devoir démontrer l’intervention de Gimenez au moment de l’exportation des armes auprès du ministère de la Défense. Prouver que les factures de RAS ne correspondaient à aucune prestation. Tracer cet argent dans les caisses de la société, puis dans celles du PRE. Et aussi, sans doute, dans les poches de Bernard Gimenez. Cela signifiait : écheveau de sociétés, virements sur des comptes numérotés en Suisse, transferts de fonds dans des paradis fiscaux. Autant dire un boulot de titan, qui prendrait des années sans la moindre certitude de résultats.

Jeanne était prête à s’y coller. Même si elle n’était pas optimiste. En France, ces affaires n’aboutissaient jamais. Depuis qu’elle était étudiante, elle suivait les fameux « scandales de la République ». Fausses factures, marchés truqués, caisses noires, racket financier, commissions occultes, emplois fictifs... Pas une fois un juge n’avait gagné contre les politiques. Pas une seule fois. Le scandale éclatait, oui. Occupait un temps les pages des journaux. Puis on oubliait. Quand le procès survenait — des années plus tard, dans le meilleur des cas —, justice et politique faisaient leur cuisine. Et chacun en sortait indemne. Comme disait Alain Souchon : « Les endors, on les retrouve aux belles places, nickel... »

Elle décrocha son téléphone et contacta le huitième cabinet de délégation judiciaire qui a compétence pour les affaires de fausses factures. Au sein de ce bureau, elle connaissait le capitaine Éric Hatzel, qu’on appelait « Bretzel » et parfois aussi « Facturator » pour sa faculté à déchiffrer des comptes que personne ne comprenait.

— Bretzel ? Korowa.

— Tu vas bien, Korowa ?

— Pas mal. J’ai un coup sur le feu. Je te faxe l’intro et tu me dis ce que tu en penses.

— Jeanne, je te jure, on est complètement débordés...

— Lis d’abord.

— C’est quoi au juste ?

— Pas au téléphone. Lis et rappelle-moi.

— Tu voudrais commencer par quoi ?

— Des écoutes. En série.

— En plus ! On n’a pas d’équipes disponibles et...

— Lis le fax. Puis consulte ton mail. Je t’envoie la liste des mecs à sonoriser. Je vais chercher leurs coordonnées. Pour les autres, tu te démerderas.

Jeanne raccrocha. Elle n’était pas familière des écoutes. Une procédure lourde. Il fallait obtenir des opérateurs de téléphonie fixe agréés le branchement des lignes de dérivation. S’entendre avec les compagnies de cellulaires. Et Jeanne voulait plus. Des micros dans les bureaux. Des sonorisations dans les appartements. Elle allait saisir le SIAT (Service interministériel d’assistance technique). Une poignée d’hommes qui se chargeaient d’installer, discrètement, les zonzons. En relais, des officiers de police transcrivaient les moments intéressants des enregistrements et les soumettaient au juge sous forme de procès-verbaux.