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Oui. La rumeur, la force, la multitude de la ville la protégeait...

Elle s’endormit avec cette chaleur au cœur.

70

— PARLEZ-MOI de Joachim.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Physiquement. Comment est-il ?

— Pas très grand. Mince. Très brun. Il a le type latin.

— Son visage ?

— Il ressemble à son père. (Féraud se pressa les joues du pouce et de l’index.) Un visage en tenaille. Très étroit sous les pommettes.

— Et son profil psychiatrique ? Est-il, oui ou non, autiste ?

— Pas au sens traditionnel du terme, non.

— Vous-même, sur l’enregistrement du dernier soir, diagnostiquiez un syndrome d’autisme.

Antoine Féraud fit non de la tête. 21 heures.

La clarté du restaurant était violente. Une lumière drue, blanche, verticale, tombait du plafond et donnait une réalité agressive à chaque élément. Les steaks dans les assiettes saignaient. Les visages rougis de froid brillaient. Les couverts sur les nappes flambaient. En écho à ces éclats, le brouhaha des voix culminait. Une brasserie parisienne à l’heure de pointe, exacerbée encore par l’exubérance sud-américaine.

— Je me trompais. Je le savais déjà. Un tel clivage ne peut exister. Une personnalité autiste et une autre structurée, disons, normalement. Impossible.

Un serveur vint prendre la commande. Jeanne jeta un coup d’œil sur la carte plastifiée — elle paraissait huilée sous la véhémence des luminaires.

— Une salade caprese, fit-elle.

— Moi aussi.

Deux salades de tomates à la mozzarella et au basilic, en plein hiver à Buenos Aires : ils avaient vraiment le goût du second degré. Leur seule excuse était d’avoir choisi un restaurant italien — la pizzeria Piegari, nichée sous le pont d’une autoroute, à 200 mètres de l’hôtel.

— Pour moi, reprit le psychiatre, Joachim souffre de troubles schizophréniques. Dans son cas, c’est plus qu’un clivage. L’adulte abrite, véritablement, une autre... psyché. Une personnalité qui souffre peut-être d’un syndrome d’Asperger.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Hans Asperger est un des découvreurs de l’autisme, au même titre que Léo Kanner. Mais on n’a retenu son nom qu’à propos d’un profil spécifique décrit dans ses travaux. Un « trouble envahissant du développement », mais de « haut niveau ». L’enfant ne souffre pas de retard mental et parvient à s’exprimer correctement.

— Ce n’est pas le cas de Joachim.

— Son versant « civilisé » manie parfaitement le langage. Joachim parle le français, l’espagnol, l’anglais. Son côté sauvage continue d’expérimenter le langage, en le maniant à la manière d’un autiste.

— Ce syndrome d’Asperger correspond donc à un trouble autistique ?

Féraud ouvrit les mains.

— Les spécialistes ne sont pas d’accord. Mais la question n’est pas là. La question est : d’où lui vient ce trouble ? Est-il né avec ? Ou l’a-t-il contracté au contact d’une réalité très violente ?

— Vous voulez dire parmi le peuple de la forêt ?

— Ou même avant, avec le traumatisme du massacre familial. Les salades caprese arrivèrent. Ni l’un ni l’autre n’y prêtèrent attention.

— Pour moi, continua le psy, cela s’est passé en deux temps. Le sentiment de panique provoqué par le carnage de Campo Alegre a d’abord effacé en Joachim toute trace d’éducation humaine. Son cerveau est devenu une page blanche. L’apprentissage du peuple archaïque est venu ensuite marquer cette surface vierge.

— Vous voulez dire que son comportement, quel que soit le nom qu’on lui donne, porte avant tout l’empreinte du clan de la lagune ?

— Absolument. Son autisme n’est qu’une illusion. Le mal vient d’ailleurs. Du reste, est-ce vraiment un mal ou simplement le résultat d’une formation spécifique ? L’enfant-loup a grandi parmi des êtres sauvages. Il est devenu une concrétion, un concentré de cette culture du Premier Age. Souvenez-vous de son rituel. Le choix des victimes : les Vénus. L’alphabet pariétal. C’est en cela qu’il est unique. C’est pourquoi je dois l’interroger.

Jeanne était surprise par la logique de Féraud.

— Vous espérez donc le capturer vivant ?

— Bien sûr. Je dois le soigner.

— Vous voulez dire l’étudier.

— Je dois l’étudier pour le soigner. Il n’y a plus à douter, Jeanne. Nous nous acheminons vers une découverte majeure en matière d’anthropologie ! A travers Joachim. A travers le peuple de la forêt des Mânes !

Pour le calmer, Jeanne lui raconta sa conversation téléphonique avec Pénélope Constanza. Les objections d’une vraie spécialiste à propos des trouvailles de De Almeida.

— C’est elle qui le dit, fit Féraud en se renfrognant. Les révolutions dérangent toujours. Surtout dans le domaine scientifique. C’est la loi des paradigmes et...

— Les paradigmes n’ont rien à voir là-dedans. La forêt des Mânes est une lagune. Aucune découverte fossile ne peut survenir dans un tel bourbier.

— Mais ce n’est pas une découverte fossile ! C’est ça la révolution. Le crâne n’a pas vingt ans ! Le peuple archaïque existe toujours !

Jeanne tempéra encore :

— Tout cela doit être prouvé. Le crâne pourrait être un simple vestige cabossé, à qui on fait dire n’importe quoi. Nous n’avons pas vu le caryotype établi par Nelly Barjac. Rien ne dit qu’il existe, réellement, une différence avec les 23 paires de l’homme moderne.

— Et les meurtres ? Vous croyez qu’on tuerait tant de gens au nom d’une chimère ?

— On tue toujours pour des chimères. Vous confondez ce qui existe et ce que croit le tueur. Joachim pense peut-être préserver un secret. Celui de son peuple. Mais il y a de fortes chances pour que tout cela n’existe pas.

— Et son séjour en forêt ? Le modus operandi des meurtres ? Les convictions de votre jésuite ?

— Des preuves indirectes. Rien qui ne puisse démontrer concrètement la vérité.

— Vous parlez comme une juge.

Il croisa les bras et conserva le silence, boudeur.

— Féraud, reprit-elle d’un ton conciliant (Elle l’appelait par son nom de famille, elle détestait son prénom), chaque fragment de la Terre a été exploré, étudié, répertorié. On ne peut plus découvrir des petits peuples cachés au fond de la jungle. Et certainement pas préhistoriques. Je suis certaine qu’il existe une autre explication.

— En tout cas, siffla le psychiatre entre ses dents, la clé de l’énigme est au fond de la forêt.

— Nous sommes d’accord.

Il lâcha ses couverts et ouvrit à nouveau les mains.

— Alors quoi ? Nous y allons ?

Jeanne sourit. C’était la première fois qu’ils se posaient la question à voix haute. Plonger dans la forêt des Mânes. Se jeter dans la gueule du loup — quel qu’il soit.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, fit-elle pour minimiser la gravité de la décision. Mais d’abord, nous devons nous rendre à Tucumán. Pour interroger Daniel Taïeb, le chef du laboratoire. Selon Pénélope Constanza, c’est l’homme qui connaissait le mieux Jorge De Almeida. Du moins, ses recherches.

— C’est loin ?

— Mille kilomètres au nord-ouest.

— On y va en avion ? Jeanne sourit encore.