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— J’ai réservé les billets ce soir.

71

LUNDI 16 JUIN, vol 1712 Aerolinas Argentinas. Ils avaient décollé dans la nuit, à 6 heures du matin. Ils arrivaient avec le lever du jour. A travers le hublot, Jeanne retrouvait la vraie nature de l’Argentine. Une terre, oui, mais vaste comme la mer. Sans obstacle ni limite. L’horizon était ici une asymptote déployée vers le ciel. Dans ce pays, on disait que les routes ne tournaient que dans un seul sens : vers le bas. Avec l’horizon.

A travers les nuages, Jeanne scrutait les champs, les pâturages, les forêts. Dans la clarté naissante de l’aube, chaque élément prenait une couleur crue. Les fleuves roulaient des flots vermeil. Les plaines distillaient des tons d’émeraude. Et, au-dessus, les sierras enneigées crevaient le jour avec leurs pics de neige. Le contraste entre glace et fertilité rappela un souvenir à Jeanne. La province de Tucumán était surnommée « l’Éden de l’Argentine ». Après des milliers de kilomètres d’aridité et de poussière, c’était la plus grande zone agricole nourrissant à elle seule une bonne partie de la population totale du pays.

Atterrissage. Sur le tarmac, le sentiment d’ouverture était plus intense encore. Le paysage s’offrait à 360 degrés. Quelle que soit l’orientation du regard, on se perdait à scruter la ligne fuyante de la terre, sans le moindre repère. Jeanne fut prise d’une sensation étrange. Une sorte de vertige... horizontal.

L’aéroport, c’était tout le contraire. Un format de poche. La salle de réception des bagages ressemblait à un vestibule. Le hall d’accueil à un salon. La sortie à un corridor. Féraud observait les autres voyageurs. Il paraissait déçu par leur banalité. Des ingénieurs. Des commerciaux. Des étudiants...

— Vous vous attendiez à quoi ? demanda Jeanne. Des Indiens avec des plumes dans les narines ?

— Je n’ai pas votre expérience, fit-il, vexé.

Les sacs arrivèrent. Jeanne les attrapa avant même que Féraud ne les aperçoive.

— Je n’ai pas d’expérience particulière mais je connais l’Argentine. Un pays qui a de grands rêves, un grand cœur, et des dettes plein les poches. Pas d’exotisme en vue. Les Argentins sont des gens comme vous et moi, la plupart originaires d’Europe, dispersés sur un territoire grand comme cinq fois la France. Vous savez ce qu’ils disent d’eux-mêmes ? « En Amérique latine, tout le monde descend des Indiens. En Argentine, tout le monde descend du bateau. »

Dehors, l’aurore était couleur de grenadine. Chaque détail, chaque surface, chaque matériau semblait porté à une incandescence extraordinaire. Pourtant, la température ne dépassait pas quelques degrés au-dessus de zéro et il planait dans l’air une odeur de terre humide et froide. La glaise du paysage restait encore à sculpter...

Grisée, Jeanne éclata de rire.

— C’est fou, non ?

Féraud ne répondit pas. Il marchait la tête dans les épaules, étourdi, portant — tout de même — les deux sacs. Jeanne avait envie de l’embrasser. Le fait d’être ici, avec lui, sur la trace d’un tueur cannibale et d’un clan d’hommes-singes, alors qu’ils ne se connaissaient pas deux semaines auparavant, la remplissait d’un sentiment romanesque.

Ils trouvèrent un taxi. Jeanne donna la direction du centre-ville. En priorité, dénicher un hôtel pour se doucher et poser les bagages. Mais elle ne parvenait pas à se concentrer sur ce projet à court terme. Le paysage l’arrachait à elle-même. Elle ouvrit sa vitre malgré le froid. Elle avait la gorge sèche, les yeux épuisés par l’immensité, la peau dorée par le soleil levant...

Elle se décida à demander au chauffeur :

— Donde se encuentra un bueno hôtel ?

Sans se retourner, l’homme conseilla le Catalinas Park. Il ouvrit les doigts d’une main pour signifier que l’hôtel possédait cinq étoiles.

— Cinq étoiles ? murmura Féraud. Ça va nous coûter la peau ! Définitivement un radin...

— Ne vous en faites pas. Les étoiles tombent facilement du ciel en Argentine.

Elle avait raison. Le Catalinas Park, situé en face du Parque 9 de Julio, était un hôtel de seconde zone. Une architecture des années soixante-dix arborant des angles arrondis et un curieux auvent, qui ressemblait à une baignoire en plastique, suspendu au-dessus des portes vitrées.

L’intérieur était à l’avenant. Couloirs interminables. Petites portes blanches. Numéros dorés luisant comme des sucres d’orge. Jeanne avait la 432. Elle alluma le plafonnier et découvrit une piaule modeste aux murs peints couleur sable. Les rideaux, les draps, la moquette affichaient le même ton.

Elle sourit avec tendresse. La climatisation faisait un boucan du diable. Les ampoules électriques tournaient en sous-régime. Les cafards devaient l’attendre dans la salle de bains. Un vrai hôtel des tropiques. La ligne de l’équateur se rapprochait à nouveau...

Elle plongea sous la douche. Elle était encore couverte de savon quand le pommeau se tarit d’un coup. Elle sortit de la cabine en jurant. S’enroula dans une serviette trouée. S’observa une seconde dans le miroir. Ses cheveux rouges. Ses taches de son sur les épaules. Une nouvelle fois, elle se trouva pas mal. Pas mal du tout... Elle reprenait confiance en elle.

Elle enfila un boxer, un tee-shirt, un jean. Penser à acheter un pull. Mais d’abord, petit déjeuner. Ensuite, il faudrait partir à l’assaut de l’institut agronomique et trouver Daniel Taïeb, l’anthropologue fantôme.

Chercher un esprit à travers un Éden...

Plutôt intéressant, comme perspective d’enquête...

72

EN FAIT DE PARADIS, Tucumán était la capitale de nulle part. La ville était une sorte de labyrinthe sans début ni fin, alignant des blocs selon un schéma symétrique. Chaque carrefour projetait son réseau d’artères, engendrant à son tour de nouveaux carrefours, répliques du premier, et ainsi de suite. Une géométrie sans bord ni centre. Mais pas une ville fantôme hantée par le vent et le néant. Une cité agitée, au contraire, fourmillante, débordante de commerces et de vitalité. Ce matin-là, Tucumán grouillait de piétons, de voitures, d’autobus.

Jeanne et Féraud se rendirent d’abord à l’institut agronomique. Taïeb préparait une exposition dans un couvent du centre-ville. Ils repartirent vers la place de l’Indépendance. Jeanne scrutait les visages des passants. Des Indiens en majorité. Elle s’était trompée en évoquant l’origine exclusivement européenne des Argentins. Elle avait oublié ce que tout le monde oublie à propos de l’Argentine. Quand les Espagnols avaient débarqué sur ces terres, elles n’étaient pas inhabitées. Des groupes d’Indiens, des petites ethnies, en peuplaient toute la surface. Selon la règle occidentale, ces tribus avaient été massacrées, asservies, infectées, écartées de tout profit. Tucumán, capitale commerciale, regorgeait de ces laissés-pour-compte de la colonisation.

Plaza Independencia. Jeanne se retrouva en terrain familier. Une grande place typique d’une ville sud-américaine. Ses palmiers. Son palais du gouverneur avec ses lignes et ses ornements coloniaux. Ses cathédrales éclatantes. Ses passants prenant le soleil avec parcimonie sur les bancs, comme s’ils buvaient, à petites gorgées, une liqueur de lumière.

Ce qui frappait surtout, c’était l’absolue netteté du décor. Sous le ciel bleu cru, chaque détail avait la précision d’un motif de fer forgé, d’abord chauffé à blanc puis trempé dans de l’eau froide. Le moindre élément, le moindre visage était pétrifié entre la chaleur du soleil et la morsure du vent glacé.