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Le monastère se trouvait dans une rue piétonnière adjacente à la place. Jeanne paya le taxi. Féraud était désormais son invité. Ils plongèrent dans la foule. Découvrirent, entre deux supermarchés, un couvent noir de crasse, qui déroulait fièrement une grande affiche : « de la puna el chaco, una historia precolombina. » D’après ses souvenirs, Puna et El Chaco étaient les noms de régions de l’est de l’Argentine. Ils se présentèrent au guichet et demandèrent à voir Daniel Taïeb.

On les guida à travers les lieux. La première salle était dédiée à l’exposition permanente. L’art sacré des premiers siècles de l’invasion espagnole. Des Enfants Jésus en bois peint ressemblaient à la poupée de Chucky. Des Vierges au visage blafard et aux cheveux de crin faisaient peur. Des statues de jésuites à longue barbe rappelaient des figures de popes, fanatiques et sacrifiés. Des calices, des croix, des bibles, des aubes évoquaient de vieux outils agricoles visant à semer et à cultiver la foi sur le nouveau continent...

La deuxième salle était plongée dans l’obscurité. Murs peints en orange. Cavités rétro-éclairées. A l’intérieur, des pointes d’obsidienne. Des pierres taillées. Des crânes humains. Jeanne lut les panneaux et trouva confirmation de ce que lui avait raconté Pénélope Constanza : pas un vestige de plus de 10 000 ans. La préhistoire américaine était toute jeune...

— Vous êtes les Français qui me cherchez ?

Jeanne découvrit dans le demi-jour orangé un petit homme au visage bronzé et au sourire de céramique. Une couronne de cheveux d’argent cernait son crâne chauve brillant comme un pain de cire. Daniel Taïeb portait sur l’épaule un escabeau.

Elle eut tout juste le temps de prononcer son nom et celui de Féraud. L’homme reprenait déjà la parole :

— Vous avez de la chance de tomber sur notre exposition. Nous avons réuni ici la collection la plus complète de vestiges de...

— Nous ne sommes pas archéologues. Taïeb écarquilla les yeux.

— Non ?

— Je suis juge d’instruction, à Paris, et mon ami ici présent est psychiatre.

Ses pupilles s’arrondirent encore. Ses iris ne cessaient de changer de teinte, passant du vert, au bleu, au gris. Ils avaient la vivacité des verres colorés d’un kaléidoscope qui, au moindre mouvement, se métamorphosent. Jeanne devinait que ces mutations traduisaient l’activité de sa pensée bondissante.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Nous voudrions vous parler de Jorge De Almeida. Sa disparition est peut-être liée à une affaire de meurtres sur laquelle nous travaillons en France.

Il se cambra dans une posture de danseur.

— Je vois, je vois..., dit-il en ayant l’air de ne rien voir du tout. D’un geste sec, sans prévenir, il posa son escabeau. Une veste se matérialisa dans sa main.

— Allons boire un café.

Ils retournèrent sur la grande place. Jeanne, du coin de l’œil, observait le scientifique qui trottait sur la chaussée comme un cabri dans sa montagne. Taïeb devait appartenir à la communauté hébraïque de Tucumán, capitale commerciale qui compte une importante population juive. Il paraissait entretenir une étrange familiarité avec ses propres vêtements — jeans, chemise écossaise, veste de toile. Cela passait à travers le moindre geste. Il glissait une main dans une poche. Remettait en place le trousseau de clés à sa ceinture. Rajustait un pli de chemise. Tout était souple, complice, familier.

Il choisit un petit café à l’italienne, qui portait le nom de « Jockey Club ». Comptoir de marbre noir. Murs aux lambris de bois brun. Chaises et tables de bois clair. L’odeur du café brûlé y circulait avec intensité.

Ils s’installèrent au comptoir, perchés sur de hauts tabourets.

— Bon, fit l’anthropologue après avoir commandé des cafés, De Almeida était fou.

— Pourquoi parlez-vous de lui au passé ?

— Deux mois qu’il n’est pas revenu. Deux mois sans la moindre nouvelle. Cela me paraît une réponse, non ?

Son accent argentin était à peine compréhensible. Ses mots étaient avalés, marmonnés, recrachés, dans une langue rugueuse qui semblait tout droit sortir des sillons des champs autour de la ville. Les cafés glissèrent sur le marbre. Taïeb attrapa le sucrier et mit trois sucres dans sa tasse minuscule. Il avait la vivacité d’un poisson.

— Vous pensez qu’il est mort ?

L’anthropologue haussa une épaule, tournant sa cuillère.

— C’était inscrit dans son destin. De Almeida était possédé.

— Par quoi ?

— Cette région... Le Nordeste. Le Chaco...

— Nous savons qu’il avait fait là-bas des découvertes importantes.

— Tu parles. C’est ce qu’il prétendait. Mais il n’a jamais produit le moindre début de preuve.

— On nous a parlé d’ossements... Taïeb éclata de rire.

— Personne ne les a jamais vus. Il conservait jalousement ses vestiges. A moins qu’il n’ait rien trouvé du tout. Personnellement, c’est ce que je pense.

— Vous pourriez reprendre l’histoire depuis le début ? L’anthropologue tournait toujours sa cuillère.

— Au départ, Jorge est un prodige de l’UBA. L’université de Buenos Aires. Sa thèse de doctorat sur la migration des Sapiens sapiens par le détroit de Béring est tout de suite devenue une référence. Il a demandé à venir ici, dans notre labo de Tucumán. Nous l’avons accueilli à bras ouverts, pensant qu’il travaillerait sur nos chantiers. C’était seulement pour se rapprocher de son obsession : l’existence de vestiges paléolithiques dans le Nordeste, dans la province de Formosa. Une hypothèse ridicule.

Constanza avait déjà évoqué ces réserves. Taïeb avala son café d’un trait.

— Il a tout de même réussi à réunir les fonds pour un premier voyage, poursuivit-il. En 2006. Un périple de plusieurs mois.

— Il a découvert quelque chose ?

— Je vous le répète : il n’a rien voulu montrer. Mais il disait qu’il était sur un gros coup. C’était son expression. Un gros coup. Il considérait nos travaux avec pitié. Comme si nos fouilles étaient obsolètes.

— Il est reparti l’année suivante, non ?

— Oui. Il a disparu un mois de plus. Puis il est revenu, beaucoup plus calme. Trop, même.

— Trop ?

— Il avait l’air d’avoir... peur. C’est ça. (L’anthropologue parut réfléchir.) Il semblait avoir peur de ce qu’il avait vu.

— Il ne vous disait toujours pas de quoi il s’agissait ?

— Non. Il prétendait qu’il devait d’abord faire des analyses. Contacter les partenaires adéquats. Selon lui, sa découverte était si énorme qu’il devait agir avec prudence. Il donnait surtout l’impression d’avoir attrapé la fièvre des marais.

— Vous n’avez jamais su de quoi il retournait ?

Taïeb ne répondit pas aussitôt. Le sifflement des machines à café remplit son silence. Le claquement des tasses. Le brouhaha des voix. Il commanda un autre café. Il paraissait se repasser ses propres souvenirs, les pupilles fixes.

— Bien sûr que si. Il n’a pas résisté. Il avait soi-disant trouvé des preuves redéfinissant totalement la préhistoire américaine. L’homme ne serait pas apparu ici il y a 10 000 années mais il y a 300 000 années !

— Cela signifie qu’il avait découvert des vestiges de Proto-Cro-Magnons.

L’anthropologue leva un sourcil, soudain méfiant. Comme si Jeanne lui avait caché qu’elle était une spécialiste de la paléontologie.

— Je ne suis pas une experte, atténua-t-elle. Je me suis renseignée, c’est tout.

— C’est ça, reprit-il en hochant la tête. Il prétendait avoir exhumé un crâne d’adolescent présentant des similitudes avec ceux des Homo sapiens archaïques. Selon lui, son crâne comportait tous les traits significatifs de cette famille. On parle là d’êtres qui peuplaient l’Afrique il y a plus de 300 000 années. En Argentine !