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Après des heures de néant, les deux pompes à essence et le bâtiment défraîchi faisaient figure d’événement majeur. Jeanne sortit pour se dégourdir les jambes et se soulager. Elle retrouvait ici une sensation oubliée. Déjà vécue au Pérou, au Chili, en Argentine. Sur ces terres désertiques, une station-service n’est pas cernée par le fracas du trafic mais nimbée de silence. Comme auréolée par lui, à la manière d’une île cernée par la brume. Ou d’un sanctuaire investi d’un parfum de sacré...

De retour à la voiture, Jeanne croisa deux Indiens accroupis sur le perron du bâtiment. Impassibles, les cheveux jusqu’aux épaules, ils distillaient une odeur mêlée d’herbes coupées et de lait fermenté. Dans la flaque de lumière électrique, leurs visages se détachaient comme des petits boucliers sombres. Leurs traits évoquaient des motifs sculptés dans le bois de cactus. Des sculptures conçues pour effrayer. Les yeux surtout, si effilés qu’ils ressemblaient à deux blessures, provoquaient une terreur sourde, comme clandestine. A l’insu de soi.

L’un d’eux sirotait du maté à l’aide d’une pipette de fer plantée dans un gobelet noir. A ses côtés, la thermos reposait, permettant d’avoir toujours sous la main de l’eau brûlante. Jeanne se souvint que le Nordeste était la région traditionnelle de la culture de la yerba maté.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

Féraud, débraillé, ensommeillé, avait la gueule plus froissée encore que sa veste.

— Il boit du maté.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une décoction de plante. Un truc très amer. Typique de l’Argentine.

L’Indien passa la pipette à son voisin, qui aspira à son tour sans la moindre expression.

— C’est un coup à attraper de l’herpès, blagua le psy d’un ton dégoûté.

Jeanne commençait à le trouver très con. En tout cas trop mesquin pour la grandeur de l’Argentine. Mentalement, elle dit adieu aux deux Indiens, qui ne leur avaient même pas jeté un regard. C’était comme si elle percevait le grand vide qui les habitait. Une liberté sans nom ni frontière, qu’ils partageaient avec le paysage. Ils ne possédaient pas les garde-fous de la vie bourgeoise. Leur esprit était sans contrainte. Ils tutoyaient les dieux, l’infini. Leurs seules limites étaient l’horizon et les saisons.

Nouveau départ.

Depuis longtemps, le bitume avait cédé la place à la terre battue. Jeanne s’était installée à l’avant. Le relief ne laissait aucun répit. Dès que la voiture accélérait, les vibrations commençaient, s’insinuant entre les chairs et les os. Puis, soudain, la piste devenait sablonneuse. On glissait dans des travées fluides, donnant la sinistre impression de s’affaisser dans son propre corps.

Jeanne attrapa la carte. Elle voulait étudier l’itinéraire. S’orientant vers l’est, une seule route s’incurvait vers le sud, dessinait une large boucle, puis remontait vers le nord, à travers la province de Santiago del Estero. Jeanne imaginait les minuscules villages qui apparaîtraient tous les cent kilomètres...

Elle se réveilla à 2 heures du matin. Elle n’avait rien vu. Coup d’œil au compteur. 700 kilomètres. Elle avait ouvert les yeux par instinct. Comme si elle avait pressenti l’imminence du seul événement de cette nuit : un croisement. De la ruta 89, on passait à la ruta 16, aux abords du village Avia Teray. Le chauffeur, toujours cramponné à son volant, tourna à droite. Cette unique manœuvre marquait plus ou moins l’entrée dans une autre province : le Chaco. « La chasse », en langue indienne...

Jeanne attrapa de nouveau la carte. Ils filaient maintenant en direction de Resistencia. Puis ce serait la ruta 11. 200 kilomètres encore et, enfin, Formosa... Au fond de son esprit ensommeillé, une blague lui revint. A Buenos Aires, on disait que pour régler le problème des retraites, il suffisait d’envoyer les vieux en vacances. En hiver, en Terre de Feu. En été, à Formosa. Ils mourraient, selon leur choix, de froid ou de chaud. Une autre légende circulait selon laquelle on ne pouvait travailler que la nuit dans le Nordeste, tant la journée était un enfer...

La carte lui échappa des mains. Elle succomba à nouveau à l’endormissement. Alfonso Palin et Joachim apparurent dans l’obscurité. Joachim était encore l’enfant de la photographie. Peau couverte de fragments d’écorce, de feuilles, de poils collés par la salive et la crasse. Son père se tenait derrière lui. On apercevait sa chevelure argentée et, dans l’ombre, une courbe étrange, un sillage musclé... Alfonso Palin était un centaure. Mi-homme, mi-cheval. L’homme et son fils étaient des créatures mythologiques...

74

FORMOSA, avec ses palmiers et ses bâtiments fraîchement repeints, ressemblait à une station balnéaire. Lorsqu’on parvenait à son extrémité, c’était pour buter contre le fleuve Paraguay, gris, bourbeux, qui se confondait avec l’horizon. Au loin, quelques buissons flottaient sur ses flots lourds, rappelant qu’il ne s’agissait pas d’une mer mais d’un intermonde, entre ciel et eau. Tucumán était située au milieu de nulle part. Formosa au bout de nulle part.

Le chauffeur les déposa devant l’Hôtel Internacional, le seul destiné aux étrangers. La bonne surprise était la température. Au mois de juin, la fournaise du Nordeste s’atténuait. Entre 20 et 30 degrés. Le métis, toujours sans un mot, déposa leurs bagages dans le hall de l’hôtel et disparut. Il allait s’envoyer les vingt heures de retour dans la foulée. Sans le moindre repos. L’aptitude à couvrir de telles distances appartient à l’héritage génétique des Argentins. L’espace, la solitude, le temps distendu coulent dans leurs veines.

Jeanne prit deux chambres et paya d’avance. Ils s’installèrent. Les piaules étaient à l’image de la ville. Vastes. Tropicales. Arides. Jeanne brancha la climatisation. Ouvrit ses rideaux et contempla le fleuve qui se déployait sous ses fenêtres. Par temps très clair, on devait sans doute apercevoir les rives du Paraguay, le pays au fond du ciel. Mais ce jour-là, dans la clarté brumeuse de midi, cette terre prenait l’irréalité d’une Atlantide inaccessible.

Jeanne avait demandé à Féraud de lui foutre la paix au moins une heure. Délai raisonnable pour trouver une nouvelle voiture et un nouveau chauffeur. Elle appela la réception. Existait-il un office du tourisme ? Non. Toutes les agences de voyage se résumaient à un seul homme, qui ne possédait qu’un prénom : Beto. Jeanne composa son numéro. L’agent décrocha à la deuxième sonnerie comme s’il n’attendait que ce coup de fil. Jeanne présenta le projet. Beto était libre. Il était prêt. Il était d’accord. Pouvait-elle le rencontrer pour lui expliquer en détail le périple ? Aucun problème. Il serait à la réception de l’hôtel dans les prochaines cinq minutes. Elle venait de battre un record de rapidité pour l’organisation d’un voyage.

Jeanne s’accorda tout de même quelques minutes sous la douche et se changea avant de descendre dans le hall. Le dénommé Beto était déjà là. Sa première idée fut celle d’un scout sur le retour. La quarantaine, l’homme était coiffé d’un large chapeau, vêtu d’une chemise et d’un short kaki. Des grands bras, des chaussettes remontées jusqu’aux genoux, une mine réjouie complétaient le tableau.

L’homme lui fit la bise. Cela déplut à Jeanne, bien que ce fut une tradition en Argentine. Elle lui proposa de s’installer dans la salle du restaurant de l’hôtel. Il était 13 heures. Le service battait son plein mais ils trouvèrent une table libre. Jeanne avait demandé une carte à l’accueil, couvrant le Nordeste de l’Argentine. Elle la déplia et avertit Beto : elle ne voulait visiter ni les chutes d’Iguazú ni les ruines de San Ignacio (dans la province de Misiones), les seules attractions de la région. Et encore, situées chacune à plus de 1 000 kilomètres.