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Le scout ôta son chapeau.

— Non ?

— Non. Je veux aller à Campo Alegre.

— Il n’y a rien à voir là-bas !

— C’est pourtant cette direction que je veux prendre.

— Pour quoi faire ?

— Pour rejoindre la forêt des Mânes.

— C’est inaccessible.

— Dites-moi plutôt comment on peut y arriver. Beto soupira, puis posa son index sur la carte.

— Nous sommes ici, à Formosa. Si je vous emmène là-bas, il faudra prendre la route 81. Quand je dis « route », c’est pour faire moderne. Il s’agit d’une piste, le plus souvent impraticable.

— Ensuite ?

Beto déplaça son index.

— On roule comme ça 200 kilomètres. A ce point précis, ici, à Estanislao del Campo, on descend vers le sud-est, par un sentier, jusqu’à Campo Alegre.

— Combien de temps pour parvenir là-bas ?

— Plus d’une demi-journée.

— Et pour la forêt des Mânes ? Il gratta sa barbe naissante.

— Il faut que je me renseigne. On ne m’a jamais demandé ça. La seule voie possible, à mon avis, c’est le fleuve. Le Bermejo. Vous savez ce que ça veut dire, non ? « Vermeil. » On l’appelle comme ça à cause de sa couleur. Je crois qu’une barge le remonte jusqu’au Paraguay.

— Une barge, très bien.

— Attendez de la voir.

— On pourra nous déposer dans la forêt ? Beto éclata de rire.

— La barge ne s’arrête pas ! On parle de milliers d’hectares de terres inondables. D’un réseau inextricable de marais et de yungas. Totalement inhabités.

— De yungas ?

Beto prononçait «jungas » mais Jeanne devinait que le terme s’écrivait « yungas ».

— Des forêts subtropicales. La plupart sont immergées. Bourrées de caïmans, de piranhas, de sables mouvants. Même les gardes forestiers ne s’aventurent pas dans cette région. Un vrai merdier. Ce sont des terres qui changent constamment de morphologie, vous comprenez ?

— Non.

— Des îles flottantes, plus ou moins reliées entre elles. On les appelle les embalsados. Vous prenez un chemin. Vous vous repérez à tel ou tel signe. Quand vous revenez, tout a changé. Les arbres, les terres, les cours d’eau ne sont plus aux mêmes places.

Jeanne regarda la zone verte de la carte. Un labyrinthe de flotte, de faune et de flore changeant constamment de topographie. Peut-être le secret de la survie du peuple des Mânes...

— Je vois des noms, ici. Ce sont des villages ?

— Señora, nous sommes en Argentine. Vous voyez un nom sur la carte. En général, il n’y a rien de plus une fois sur place. Une pancarte plantée dans la boue. Ou un vestige d’enclos.

— Et Campo Alegre ?

— Il existe encore quelques baraques, oui. Mais le nom est surtout connu à cause d’un camp militaire fermé depuis les années quatre-vingt-dix. Pourquoi vous voulez aller là-bas ?

Prise de court, Jeanne évoqua la rédaction d’un livre sur les derniers mondes vierges.

— Vous avez du matériel audiovisuel ?

— Seulement un appareil photo.

Beto paraissait sceptique. Jeanne scrutait toujours la carte. Le nom « Selva de las Aimas » était noté. Elle se demanda soudain pourquoi Joachim lors de la séance d’hypnose, et avant lui Roberge dans son journal, avaient traduit en français ces termes par « forêt des Mânes ». « Ames » et « Mânes » ne signifient pas tout à fait la même chose...

— Il y a des légendes, répondit Beto à la question. Pour désigner les esprits de la forêt, on utilise plusieurs mots. Aimas (âmes). Espiritus (esprits). Fantasmas (fantômes). En réalité, il s’agit encore d’autre chose... Les Indiens disent de cette forêt qu’elle est « non née ». C’est un monde d’avant les hommes. Les esprits « non nés » se déplacent sur les embalsados parce qu’ils sont eux-mêmes des « âmes errantes ».

— Les esprits, on sait à quoi ils ressemblent ?

— Certains Indiens disent que ce sont des géants. D’autres parlent de nains. Il y a une version plus moderne, qui dit que ce sont les âmes des prisonniers de la base, que les militaires balançaient par avion dans les lagunes et qui ont été dévorés par les caïmans.

Jeanne comprenait pourquoi Roberge avait résumé toutes ces croyances par le terme de « Mânes ». Dans l’Antiquité, les Romains désignaient sous ce nom les âmes des hommes séparées de leurs corps. On les vénérait une fois dans l’année lors d’une célébration. Les Mânes sortaient alors des Enfers par une faille ménagée exprès dans chaque sépulture...

— Mais personne ne les a jamais vus ?

— Señora, ce sont des légendes d’Indiens illettrés. Ils adorent ce genre d’histoires. Ils parlent de gardes forestiers disparus mystérieusement. De vols de matériel... J’ai été à l’université de Resistencia et rien ne...

Elle n’écoutait plus le discours rationaliste de Beto. Les mythes sont nourris de faits anciens, réels, mais déformés, amplifiés par l’esprit humain. Les légendes de Campo Alegre constituaient peut-être des traces, des indices démontrant la réalité du peuple archaïque. Un peuple vivant sous le joug d’Éros et de Thanatos, le désir et la pulsion de mort. Avec une nette préférence pour Thanatos, le dieu de la destruction.

— Combien pour aller là-bas ?

— Señora, roucoula-t-il, ce n’est pas une question d’argent.

La phrase signifiait exactement le contraire. Elle réfléchit aussitôt. Elle allait devoir répéter le manège de Tucumán. La banque. Le cash. Vider ses comptes jusqu’au dernier euro. Sans réfléchir. Sans se retourner.

Et peut-être, l’idée la frappa pour la première fois : ne jamais revenir.

75

UN ENFER DE PALMES. Le paysage offrait maintenant cette unique perspective. Des centaines, des milliers, des millions de palmiers. À perte de vue. Des ramures à l’infini, aiguës comme des baïonnettes. Séchées. Brûlées. Carbonisées. Des pointes qui crevaient les yeux. Des lames qui s’enfonçaient dans les chairs. Jusqu’à ouvrir les artères. Jusqu’à ce que le sang soit rendu au maître absolu : le soleil...

Au pied de ce foisonnement s’étendait un réseau inextricable de buissons, de branches, de lianes. Une trame aussi fine et grise qu’une toile d’araignée, à travers laquelle passait un air invisible et brûlant. La terre affichait un ton de brique. Le ciel était d’un bleu pur, avec des flottilles de nuages se détachant, très nettes, comme dans les tableaux du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Watteau. Poussin. Gainsborough... Des copies de nuages dont on aurait conservé ici les originaux, archivés dans l’azur d’Argentine.

Jeanne, éblouie, comptait les signes de vie, humaine ou animale. Il n’y en avait pas beaucoup. Des poteaux électriques disloqués par la convexion de l’atmosphère. Des piquets d’enclos. Des nandous, les autruches d’Argentine, qui trottinaient dans la brousse. Ou encore, sur la piste même, des cadavres de lézards gonflés par la chaleur.

Ses manœuvres financières lui avaient pris plusieurs heures. Pendant ce temps, Beto avait préparé sa voiture — une Jeep Land Cruiser qui n’en était pas à sa première expédition mais était mûre pour la dernière. Il s’était procuré le matériel nécessaire pour camper dans la jungle. Tente. Cantine. Machettes. Bœuf séché. Légumes déshydratés. Arachides...