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Tout ça pour finir souvent dans une impasse. Ou pour aboutir à une nullité de procédure pour ingérence dans la vie privée. C’était le premier réflexe des avocats de la défense. Il était facile de démontrer qu’un micro dans un appartement avait permis d’épier beaucoup plus la vie privée qu’une ou deux conversations suspectes. Du coup, le juge d’instruction se retrouvait en position illégale. Il avait outrepassé son territoire de saisine. Affaire classée. Jeanne était prête à prendre ce risque. De toute façon, elle ne voyait pas d’autre angle d’attaque.

En attendant le rappel de Bretzel, elle se connecta sur Internet et chercha les coordonnées des personnalités à écouter. Professionnelles. Personnelles. Au passage, elle vérifia un autre détail. Un détail qu’elle avait en tête depuis le début. Elle rédigea son mail et se plongea à nouveau dans le dossier.

Une demi-heure plus tard, son téléphone sonna. La ligne fixe. 19 h 30. Une sonnerie. Une pause d’une minute. Puis une nouvelle sonnerie. Jeanne décrocha : c’était bien Bretzel. Ils avaient mis au point ce code pour éviter les emmerdeurs. Les journalistes avaient pris l’habitude d’appeler les magistrats après 19 heures pour tomber sur eux et non sur leur greffière.

— C’est chaud, fit Bretzel. Je marche. Sa voix vibrait d’excitation.

— Je passerai chercher lundi les commissions rogatoires. En attendant, je lance les écoutes sur les portables et les lignes fixes ce soir. On sonorisera demain, samedi, les bureaux. On aura la paix. J’envoie aussi des gars à Pau pour équiper les locaux des boîtes.

Jeanne frissonna. Le côté « machine de guerre » l’excitait, elle aussi. Et le débit précipité de Bretzel lui confirmait ce qu’elle savait déjà. Cet homme n’avait pas peur. Il ne pensait pas à son avancement ni à sa retraite. Ce type était de son côté.

— Mais y a un truc qui cloche, fit-il. Le dernier nom sur ta liste, Antoine Féraud. Qu’est-ce qu’il vient foutre dans cette histoire ?

Jeanne s’attendait à la question.

— T’en fais pas. Je gère.

— C’est un psychanalyste ou un psychiatre ?

— Les deux.

— Tu as avisé l’ordre des médecins ?

— Je gère, je te dis.

— Violation du secret médical. Tu vas droit dans le mur, ma belle.

— C’est mon dossier, d’accord ? Je ne veux pas de transcriptions pour ces écoutes-là. Tu m’envoies chez moi les données brutes.

Sur copie numérique. Avec l’original sous scellés. Chaque soir. OK ?

~ C’est quoi cette embrouille ?

— Tu me fais confiance ou non ?

— On équipera son cabinet demain après-midi.

Jeanne raccrocha, la bouche sèche. Elle venait de commettre la pire des fautes déontologiques. Un péché mortel pour un juge.

Elle avait placé sur la liste des personnes à écouter le psychanalyste de Thomas.

Elle connaissait son nom.

Elle avait trouvé l’adresse de son cabinet dans l’annuaire. Elle écouterait les séances de Thomas et elle saurait.

8

SIX JOURS avaient filé. Rien ne s’était passé comme prévu. Samedi 31 mai, Bretzel avait lancé les réquisitions Orange et France Télécom pour les écoutes téléphoniques. De leur côté, les mecs du SIAT avaient placé les zonzons dans le bureau de Bernard Gimenez, au siège du PRL — l’homme politique avait quitté ses fonctions au ministère de la Défense en 2007 et rejoint le poste de trésorier du parti. Ils avaient aussi équipé le bureau de Jean-Pierre Grissan, secrétaire général, et celui de Simon Maturi, P-DG de la société RAS. Pour les écoutes des compagnies EDS et Noron, Hatzel avait dépêché des hommes à Pau dès le vendredi soir. D’après l’article 18 du code pénal, alinéa 4, un juge d’instruction peut envoyer des flics partout en France, si cela est utile à « la manifestation de la vérité ». Les bureaux de Jean-Louis Demmard, patron de Noron, et de Patrick Laiche, directeur d’EDS, avaient été sonorisés durant le week-end. Les lignes fixes déviées. Les portables connectés sur un serveur.

Mardi 3 juin, Jeanne avait reçu les premières transcriptions. Quelques feuillets. Pour un résultat nul. Pas de conversation suspecte. Pas d’allusion à d’éventuels jeux d’influences. Encore moins à des transferts de fonds, consignes de virement ou remises d’espèces. Aucun vocabulaire elliptique qui puisse laisser supposer l’usage d’un code. Rien. Ces suspects utilisaient un autre mode de communication, Jeanne en était certaine.

Le même jour, elle avait saisi les services informatiques afin de pirater leurs e-mails. Rien non plus. RAS portait bien son nom.

Pourtant, Jeanne sentait, à l’instinct, que les combines continuaient. Peut-être ces hommes avaient-ils été avertis des écoutes. Bretzel était de confiance. Les mecs du SIAT aussi. Mais les fuites existent toujours. Le monde de la justice est l’univers le plus poreux de toutes les instances administratives.

En vérité, depuis le début de ses grandes manœuvres, Jeanne Korowa s’intéressait à un autre versant du dossier. Les enregistrements bruts, réceptionnés dès le lundi soir, du cabinet d’Antoine Féraud, psychanalyste de Thomas. Deux disques numériques — un exemplaire sous scellés et une copie à écouter — placés dans une enveloppe kraft libellée au nom de Jeanne, glissée chaque soir sous la porte de son appartement. Une journée de consultation du psy.

De ce côté, la pêche avait été féconde.

Trop, pour tout dire.

Jeanne connaissait les jours et les horaires des séances hebdomadaires de Thomas. Lundi à 14 heures. Mercredi à 15 h 30. Dès le premier soir, elle avait fait défiler le disque du lundi sur son ordinateur jusqu’à reconnaître la voix de Thomas. Elle avait alors obtenu les informations qu’elle cherchait.

Thomas n’avait pas une autre maîtresse, mais deux.

Il parlait de mariage, d’enfants, hésitait entre l’une et l’autre.

Il avait, disait-il, l’âge de s’engager. De construire.

Mais Jeanne ne faisait pas partie du casting. Pas une seule fois, Thomas ne l’avait mentionnée. Elle n’appartenait pas au présent. Encore moins au futur. Elle n’avait été qu’une de celles qui lui avaient permis d’user ses désirs, d’épuiser sa soif de conquêtes — de se « vider les couilles », comme disent les hommes avec élégance —, pour pouvoir maintenant se caser, tranquille, guerrier repu. Quant aux deux candidates à marier, elles n’avaient ni l’une ni l’autre dépassé vingt-cinq ans. Argh...

Jeanne s’était repassé dix fois le passage, pleurant, rageant, jurant. Comment avait-elle pu consacrer tant de temps, tant d’espoir à ce salaud ? La même nuit, elle avait déchiré ses lettres, jeté ses photos, balancé ses e-mails et effacé son numéro dans la mémoire de son cellulaire. Elle n’aurait su dire si elle allait mieux, mais au moins, la place était nette.

Elle avait pourtant attendu le mercredi soir dans un état de fébrilité avec, il faut l’avouer, un vague espoir. Ce putain d’espoir qui creuse la tombe des filles. Peut-être qu’au cours de la prochaine séance, il l’évoquerait enfin ? Que dalle. Le nouveau disque avait confirmé le diagnostic. Deux femmes. Deux jeunettes. Un mariage avec l’une ou l’autre. Et toujours pas un mot sur elle. La vieille.