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— Campo Alegre avait un hôpital. Un dispensaire où on soignait les torturés. Pour les maintenir en vie. Une salle était réservée aux femmes sur le point d’accoucher. Une maternité clandestine.

Catarina n’avait pas dû croiser un Blanc depuis des années. Elle n’avait peut-être même jamais été interrogée par un membre d’une quelconque commission. Mais son rôle était celui-ci : livrer son message avant la mort.

Plus qu’un témoin, Catarina était une pythie.

Jeanne discernait mieux ses traits. Ses orbites étaient si creusées que les yeux s’étaient noyés au fond. Toute chair en avait disparu. Rongée par le temps. La jungle. La folie...

— On attendait qu’elles soient mûres, poursuivit l’infirmière.

— Comment étaient-elles traitées ?

— Mieux que les autres. Les militaires tenaient aux bébés. Mais elles étaient menottées. Elles portaient un bandeau sur les yeux jour et nuit. Et elles étaient aussi interrogées, c’est-à-dire torturées, jusqu’au dernier moment. Des chiens les surveillaient. Ces femmes étaient en enfer. Elles donnaient la vie en enfer.

— Vous connaissiez leur nom ?

— Jamais de nom. Seulement des numéros. Elles n’étaient que des mères porteuses. Les bébés non plus n’avaient pas de nom. Ils disparaissaient aussitôt. Les médecins ou les militaires se chargeaient du reste. Etat civil, bulletin de naissance... Ces enfants ne naissaient vraiment qu’une fois adoptés.

— Au moment de l’accouchement, un médecin assistait la mère ?

La femme ricana.

— Ce n’était pas le genre de Campo Alegre. Pas du tout. Les officiers étaient ennuyés par ces femmes enceintes. Ils ne pouvaient pas les violer. Il fallait s’occuper d’elles. Ils n’en tiraient aucun plaisir. Alors, ils avaient mis au point un jeu.

— Un jeu ?

Depuis le début de l’entrevue, Catarina n’avait pas bougé, les deux mains posées sur les genoux. Sa chevelure blanche et ses doigts exsangues dessinaient des taches roses dans la pièce rouge.

Soudain, Jeanne comprit la vérité. L’immobilité de l’infirmière. Son maintien cambré. Ses orbites sans lumière. Elle était aveugle. Lui avait-on arraché les yeux ? Mystérieusement, cette cécité correspondait à son rôle de prêtresse. Dans le monde antique, les devins, les conteurs étaient souvent aveugles. Homère, Tirésias...

— Ils prenaient des paris sur le sexe de l’enfant. Quand la femme était sur le point d’accoucher, ils l’emmenaient dans un pavillon spécial. Ils y avaient installé une machine agricole.

Jeanne essaya de déglutir. Pas moyen. Elle pressentait, dans son dos, Féraud qui était comme paralysé.

— Pourquoi une... machine agricole ?

— Pour les vibrations. Ils attachaient la femme dessus et faisaient tourner le moteur. Ils provoquaient l’accouchement. Ils avaient installé une table de jeu face à la machine, pour parier. On entendait les hurlements des femmes. Les rires des officiers. Les trépidations du moteur qui couvraient tout. Un pur cauchemar.

— Que faisaient-ils de l’enfant ?

— Je vous l’ai dit : un médecin prenait la relève.

— Et... la femme ?

— Exécutée. Sur place. La détonation de l’arme, c’était le premier bruit que le bébé entendait.

Jeanne rassembla ses pensées. Encore une ou deux questions, et la femme se tairait. Elle retournerait à son monde de fantômes.

— En 1972, vous étiez déjà là ?

— J’étais là.

— Vous vous souvenez d’un accouchement à cette époque ? Avant le début de la dictature ?

— Le premier du genre. Les soldats ont étrenné leur machine avec cette femme.

— Vous connaissiez son nom ?

— Je vous le répète : jamais de nom.

— Et l’enfant ?

— Joachim. Il a été adopté par un homme de la caserne. Garcia. Un bon à rien. Un saoulard.

— Vous savez ce qui s’est passé ensuite dans cette famille ?

— Garcia a tué sa femme et s’est suicidé, en 1977. Le gamin a fui. Plus tard, on a raconté qu’il avait survécu dans la jungle. Qu’il était retourné à la vie sauvage. Mais la vie sauvage, c’était ici. À Campo Alegre.

— Quelques années plus tard, on a pourtant retrouvé l’enfant. Vous vous en souvenez ?

— Je me souviens d’Alfonso Palin. Il est venu chercher le gamin. En 1982. Mais Joachim était parti avec un jésuite du village.

— Vous saviez qu’il s’agissait de son fils biologique ?

— Il y a eu des rumeurs. On disait que Palin avait couché avec la mère du gosse, à Buenos Aires. Il voulait récupérer l’enfant. Pellegrini, qui dirigeait la base militaire, crevait de trouille. Palin avait déjà démontré de quoi il était capable.

— Comment ça ?

Catarina hocha la tête. Un coup de rasoir vint couper le bas de son visage. Une sorte de sourire. Mais ses yeux noirs ne changeaient pas d’expression. Ils ne le pouvaient pas : aucune partie molle. Ils se réduisaient aux cavités osseuses des orbites.

— Quand il a appris ce qu’on avait fait à sa maîtresse, il a retrouvé les soldats et les a exécutés. Une balle dans la nuque pour chacun.

— Pellegrini n’a rien dit ?

— Pellegrini n’avait qu’une chose à faire : retrouver l’enfant. Le donner à Palin. Et prier pour que l’amiral ne revienne plus jamais.

Jeanne connaissait la suite.

Elle fit un signe à Féraud, dont la silhouette disparaissait dans l’obscurité. Il était temps de partir. Temps de retrouver l’annexe avant la nuit totale.

Alors qu’ils franchissaient le seuil, Jeanne ne put s’empêcher de demander :

— Vos yeux, que s’est-il passé ?

Catarina ne répondit pas aussitôt. Ses mains se crispèrent sur ses genoux.

— Un châtiment.

— Les soldats ?

— Pas les soldats. Moi.

Elle leva les poings et les appuya sur ses orbites vides.

— Un matin, j’ai décidé que j’en avais assez vu. Je suis allée dans les cuisines. J’ai trouvé une cuillère. Je l’ai désinfectée à la flamme et j’ai... opéré. Depuis, je vis avec les Indiens.

Jeanne salua la femme à voix basse et poussa Féraud dans le couloir, qui trébucha sur une racine et faillit s’étaler.

— Attendez.

Jeanne s’immobilisa dans l’encadrement de la porte.

— Vous, où allez-vous ? demanda l’infirmière.

— Dans la forêt des Mânes.

Bref silence. Catarina conclut de sa voix creuse, distante, étrangère à elle-même :

— Alors, vous les verrez.

— Qui ?

— Les mères. Les mères des bébés.

— Vous nous avez dit que les officiers les abattaient aussitôt après l’accouchement.

— Elles sont mortes dans ce monde. Pas dans la forêt des Mânes. Elles voyagent sur les terres mouvantes de la lagune. Ce sont des âmes cannibales. Elles mangent la chair des hommes. Elles se vengent. Quand vous les verrez, saluez-les de ma part. Dites-leur que je ne les ai pas oubliées.

80

JOACHIM, l’enfant du Mal. La « mécanique du père » poussée à son paroxysme. La violence n’avait pas seulement constitué son éducation. Elle avait présidé à sa naissance. Les fées penchées sur son berceau avaient été des soldats sadiques et dépravés. Puis il y avait eu les Garcia, couple d’ivrognes violents. Puis le peuple du Premier Age, cannibale et sanguinaire. Puis les singes hurleurs. Puis Alfonso Palin... Les traumatismes de l’enfant procédaient par strates successives, accumulées, compressées, comme des feuilles de métal pour créer un nouvel alliage. La mécanique des pères.