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— Alfonso Palin a fait fortune pendant la dictature, expliqua Fernando. On sait pas trop comment. Après la guerre des Malouines, il s’est exilé ici et a obtenu du gouvernement qu’on lui vende cette région. Sans difficulté. Qui aurait voulu d’un bourbier non cultivable ? Il en a fait une réserve naturelle. On dit que Palin a beaucoup de morts sur la conscience. Maintenant, il protège des arbres et des crocodiles.

Tout prenait corps. Tout prenait sens. Jeanne percevait les véritables motivations de l’officier de marine. Il avait, purement et simplement, acheté le biosystème de son fils.

— Alfonso Palin, fit-elle d’une voix blanche, il vit là-bas ?

— Il vient quelquefois, c’est tout.

— Par où passe-t-il ?

— Par le ciel. Il a construit une piste près de sa villa. On entend son avion privé.

— Il y est actuellement ?

— J’en sais rien. Y a des semaines qu’on a pas entendu son jet. Mais ça veut rien dire. Tout dépend du vent.

— Où est son estancia ? Je parle de la posada, là où il habite.

— Du côté du sentier dont je vous ai parlé. Au bout, il existe un autre chemin sur la droite. Mais je n’y suis jamais allé. C’est vraiment la zone à éviter. L’homme est dangereux.

— Je sais. Fernando sourit.

— Des vieux comptes à régler ?

Jeanne ne répondit pas. Fernando devait penser qu’elle était la fille d’un desaparecido. Une enfant volée de la dictature revenue se venger.

— Vous partez dans deux heures, fit-il en se levant. Je vais demander qu’on prépare la lancha et qu’on vous équipe pour dormir en forêt.

Jeanne se leva à son tour.

— Je peux vous demander un service ?

— Je croyais que c’était déjà fait.

— Mon ami, Antoine Féraud, vous pouvez l’héberger pendant mon voyage ?

— Vous voulez partir seule ?

— Je serai plus forte sans lui.

Fernando lâcha son rire gras et s’attrapa l’entrejambe.

— Gringa, pardonnez-moi l’expression, mais vous en avez...

— C’est d’accord ?

Des pas sous la véranda l’empêchèrent de répondre.

— Je suis prêt.

Jeanne se retourna et découvrit Féraud vêtu en explorateur, le visage fermé derrière des lunettes noires.

— Mes yeux sont guéris, fit-il pour couper court à toute remarque. Ou presque. En tout cas, je peux partir.

Elle ne répondit pas. Son silence pouvait passer pour un assentiment.

— Mangez, fit Fernando en désignant la table au psychiatre. Vous aurez besoin de forces. Je dois montrer quelque chose à la señora.

Féraud s’installa, sans un mot. Jeanne suivit l’Argentin jusqu’à une annexe du bâtiment principal. Fernando déverrouilla un système de fermeture blindée.

La pièce ne comportait aucun meuble. Seulement des râteliers fixés aux murs qui soutenaient des fusils. Pas des fusils de chasse. Des engins d’assaut. Jeanne détestait les armes à feu mais elle avait suivi plusieurs stages de tir et de balistique afin de connaître ce sujet de l’intérieur. Au premier coup d’œil, elle reconnut la plupart des modèles. Pistolet mitrailleur HK MP5 SD6 9x19 mm, avec aide à la visée holographique. Arme longue SIG 551 Commando 5.556 x 46 mm OTAN. Fusil à lunette Hécate II PGM, arme de sniping lourd, capable de stopper un véhicule à une distance de 2 000 mètres. Fusil à pompe Remington, cal. 12 Mag, tir à balle parkerisé. Il y avait aussi des semi-automatiques, des revolvers de tous calibres...

Fernando ne croyait peut-être pas aux Non-Nés de la lagune. Mais il était armé pour les affronter en cas d’attaque.

Il s’approcha des armes de poing et décrocha un HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Un classique. D’un geste, il éjecta le chargeur. Vérifia son contenu. L’enfonça à nouveau.

Il posa son index le long du canon et tendit la crosse à Jeanne.

— C’est un pistolet semi-automatique.

— Je connais, fit-elle en saisissant l’arme.

— Le système amortisseur de recul, je vous explique ?

— Pas la peine.

— Vous me le rendrez au retour.

Jeanne vérifia le cran de sécurité, puis glissa le calibre dans son dos. Fernando lui donna quatre chargeurs supplémentaires. Elle les fourra dans ses poches de veste.

L’homme-buffle n’avait pas la tête d’un ange gardien.

C’était pourtant le sien.

Elle écarta une mèche qui lui poissait le front.

— Merci. Vous n’auriez pas préféré donner cette arme à l’homme de l’équipe ?

— C’est ce que je viens de faire.

82

ICI, LA TERRE ÉTAIT PLATE.

40 centimètres de dénivellation tous les 10 kilomètres. Le pilote du bateau leur avait donné le chiffre. Un monde stagnant dont la végétation agissait comme un filtre et en renouvelait l’oxygène. Les esteros — les lagunes — se déployaient donc, à perte de vue. L’eau et la terre y faisaient l’amour, à l’horizontale. Les animaux glissaient parmi les nénuphars et les herbes sauvages, invisibles. Ici, le temps ne passait pas. Et la brume couvrait tout, comme pour sceller cet univers pétrifié.

Assise à la proue de la lancha, une embarcation effilée creusée dans un seul tronc d’arbre et équipée d’un moteur, Jeanne éprouvait la même sensation que lorsqu’on s’enfonce dans un bain trop chaud. L’air épais et brûlant était immobile. Chaque geste avait la valeur d’un cutter tranchant une bande d’adhésif. On s’immergeait dans cette atmosphère comme les îlots de végétation s’immergeaient dans les eaux noires. Elle ressentait aussi un sentiment de pureté. Le pilote avait expliqué que seule la pluie alimente ces marais. Les lagunes ne sont irriguées par aucun fleuve, ce qui les protège de toute pollution.

L’homme était un gaucho. Cette simple remarque rappela à Jeanne le comble de son voyage : parvenue aux confins de l’Argentine, elle n’avait pratiquement jamais croisé de chevaux. Ni entendu une mesure de tango.

Quant à ce gaucho, il n’avait rien à voir avec l’image d’Épinal — large chapeau et grosse moustache. C’était un Indien à peau brune et bec de faucon. Il portait une casquette de baseball rouge et nageait dans un tee-shirt troué. Seul son pantalon, une espèce de sarouel bouffant à l’entrejambe, et ses bottes de cuir rappelaient son statut de cavalier professionnel.

La lancha se faufilait à travers les bras morts des marécages, traversant une savane semi-aquatique. Parmi les franges de joncs et de roseaux, des oiseaux aquatiques marchaient délicatement. Au-delà, c’était la forêt. Pour l’instant une muraille semblable à celle qui les avait accompagnés au fil du fleuve.

Jeanne observait les eaux et apercevait parfois des créatures qui avaient la couleur et la texture de l’environnement. Du gris. Du vert. Du dilué. Des caïmans énormes, immobiles comme des dolmens. Des reptiles discrets, aveugles et ligneux. Des serpents qui se confondaient avec un simple sillon d’eau... « La forêt non née », se répétait Jeanne. Un écosystème en voie de formation, encore plongé dans son liquide amniotique.

Ils plongèrent sous la voûte végétale. Les rais des canaux s’enfonçaient parmi les herbes comme les crans d’un peigne dans une chevelure. Le brouillard semblait s’épaissir. Jeanne scrutait en silence les rives, les racines détrempées, les terres visqueuses qui ressemblaient à des lèvres humides. Il planait ici des odeurs de poisson, de vase putréfiée, d’écorces humides.