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Les herbes sauvages cédaient maintenant le terrain à des pelouses récemment tondues. Parmi les bâtiments, Jeanne repéra la villa. De grands murs blanchis à la chaux, des toits de tôle... Elle se tourna vers Féraud, qui acquiesça de la tête. Ils y étaient parvenus. Bon Dieu, ils l’avaient fait...

Jeanne lança un dernier coup d’œil autour d’elle. Pas un cri d’oiseau. Pas un bourdonnement d’insecte. La solitude des lieux revêtait maintenant une puissance écrasante. Tout semblait figé par une menace imminente...

Elle grimpa les marches. Ouvrit la porte protégée par une moustiquaire : pas verrouillée. Découvrit le salon typique d’une ferme de maître. Dalles de terre cuite au sol. Haute cheminée cadrée de bois. Peaux de crocodiles et de cerfs suspendues aux murs. Fauteuils et canapé autour d’une table basse de bois noir jonchée de télécommandes orientées vers un écran large installé dans un coin. Quoi de plus banal ? Jeanne n’imaginait pas ainsi l’antre du Centaure.

Ils s’orientèrent vers le couloir. Jeanne croisa un miroir. Elle ne put se persuader que l’image qui apparaissait, c’était elle. Un squelette flottant dans des fringues de toile kaki. Un visage gris creusé et souligné de cernes. Elle qui se sentait seulement fatiguée, et curieusement à l’abri de tout danger, n’était qu’un cadavre en sursis.

Féraud la dépassa dans le corridor. Jeanne le suivit. A chaque pas, un sentiment diffus l’accompagnait. Quelque chose ne collait pas. Tout était trop facile. Une porte ouverte. Féraud s’arrêta. Jeanne le rejoignit sur le seuil.

Le bureau d’Alfonso Palin.

Jeanne dépassa Féraud et entra. Murs de crépi blanc. Plancher de chêne ciré. Mobilier de style castillan. Un bureau trônait à l’oblique, faisant angle avec une cheminée de pierre. Des baies vitrées s’ouvraient sur les enclos du dehors. Le soleil matinal pénétrait ici avec violence, charriant des rêves de petits déjeuners, de journées prometteuses, de balades à cheval...

La climatisation tournait à plein régime. À vous glacer les os. Jeanne avança. Un détail l’intriguait. Les étagères qui couraient le long des murs supportaient de nombreuses photos encadrées. Elle pouvait discerner des scènes de famille représentant toujours un père et son gamin — ou le gamin seul.

Elle ne respirait plus, la poitrine oppressée.

Elle savait que la clé de toute l’histoire se trouvait sur ces photos.

Alfonso Palin et Joachim.

Le Centaure et son fils illégitime.

Un pas encore et elle saisit un cadre.

Alors seulement, elle comprit la vérité.

Une évidence.

Pourtant, l’idée ne l’avait même jamais traversée. Derrière elle, la voix de Joachim s’éleva. La chose qui était en lui chantait :

— ... se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estación lloraré igual que un niño / Porque te vas, porque te vas...

Saisie par un calme incompréhensible, inhumain, Jeanne reposa le portrait du père et de son enfant. Sans se retourner.

Alfonso Palin dit de sa voix rugueuse, en espagnol :

— Tais-toi, Joachim. Jeanne doit connaître la vérité.

Elle serra les poings et se retourna enfin.

Il n’y avait personne face à elle.

Personne, à l’exception d’Antoine Féraud.

Antoine Féraud qui était aussi, adolescent, sur tous les murs, en tenue de polo, en uniforme d’écolier de grande école, sur un voilier, à skis...

Ou dans les bras de son père.

85

LE JEUNE HOMME ôta ses lunettes noires. Ses yeux étaient injectés de sang.

— À chaque fois que je reviens chez moi, je perds la vue. Mes yeux pleurent du sang. Le syndrome d’Œdipe, sans doute. Le coupable qui ne peut supporter la violence de ses fautes...

Jeanne se concentra sur un portrait en noir et blanc posé à sa droite. Alfonso Palin, grand homme à chevelure d’argent, serrait contre lui son fils, adolescent malingre, sourcils en coups de fouet. Le psychiatre, vingt ans plus jeune.

— Quand as-tu tué ton père ? demanda-t-elle en espagnol.

— Je l’ai sacrifié et dévoré en 1994. Ici même. A l’époque, j’étais inscrit à l’université de Buenos Aires, en droit et en paléoanthropologie. Je lisais beaucoup. Totem et tabou, en priorité. Il n’a même pas résisté. Tout cela était écrit, tu comprends ? Le sacrifice initial. La faute originelle. D’ailleurs, il n’est pas mort ce jour-là. Il s’est intégré en moi. Il vit toujours. (Il se frappa le torse.) Ici.

En tant que juge, Jeanne avait encore beaucoup à apprendre. Elle s’était fait avoir comme une bleue. Tout avait commencé avec un enregistrement. Le disque numérique du vendredi 6 juin 2008. Trois voix. Antoine Féraud. Alfonso Palin. Joachim Palin. Et même quatre, si on comptait l’enfant-loup caché au fond de l’avocat argentin. Elle n’avait jamais vu ces personnages. Elle les avait inventés, imaginés, construits de toutes pièces, autour du seul être qu’elle avait réellement rencontré : le psychiatre.

Mais il n’y avait qu’un seul homme.

Habité par plusieurs personnalités. Celles qui avaient ponctué son existence et qui s’étaient greffées, année après année, au fond de sa psyché. Mentalement, Jeanne les « désemboîta » comme elle aurait fait avec des poupées russes peintes en rouge sang. L’enfant cannibale de Campo Alegre. L’adolescent well educated de Buenos Aires, devenu avocat. Le père amiral, dévoré dans la forêt des Mânes. Et enfin Antoine Féraud, le psychiatre parisien, craintif, radin, végétarien, l’imposteur qui écoutait patiemment le discours des autres, observait leurs névroses comme on observe des reptiles dans un vivarium. Des personnalités distinctes, parfois contradictoires, qui entraient en conflit mais plus souvent encore s’ignoraient. Dans la tête de Joachim, l’hémisphère droit ignorait ce que faisait l’hémisphère gauche...

Jeanne se tenait immobile dans une flaque de lumière. Elle flottait dans ses vêtements trop larges. Elle n’avait pas peur. Toujours pas. La fascination supplantait tout autre sentiment. Elle observait Antoine Féraud qui saisissait les cadres photographiques l’un après l’autre. Les contemplait. Les reposait. A cet instant, il ressemblait, trait pour trait, au jeune homme séduisant qu’elle avait suivi un soir de juin à travers l’exposition au Grand Palais.

— Raconte-moi ton histoire, ordonna-t-elle en français.

Il se tourna vers elle. Son visage se transforma. Ses traits se creusèrent. Se plissèrent. D’un coup, il parut avoir quarante ans de plus. Il était Alfonso Palin, amiral sanguinaire à la retraite.

— Quelle est votre monnaie d’échange ? demanda-t-il en espagnol.

— Ma vie.

Alfonso Palin sourit. Son visage se modifia encore. Il retrouva une douceur, une jeunesse disparues l’instant précédent. Il était de nouveau Antoine Féraud.

— Vous monnayez ce que nous possédons déjà.

Non. Pas Féraud. Son timbre venait de démentir son impression. Joachim Palin, l’avocat de Buenos Aires, défenseur des associations humanitaires. Jeanne conserva le tutoiement :

— Alors, considère ça comme une dernière faveur. La cigarette du condamné.

L’homme sourit. Et retrouva la familiarité d’Antoine Féraud.

Ces changements de voix, de faciès, d’identité, étaient captivants. Un être dont le patrimoine génétique ne serait pas définitivement fixé...

— Tu as raison. Après tout, si nous t’avons amenée jusqu’ici, c’est bien pour te révéler la vérité. Toute la vérité.

Le psychiatre se mit à table. Au fil de son discours, sa voix, son visage, son langage, son point de vue changèrent. Traits tirés pour le médecin. Sourire épanoui pour l’avocat. Figure cendrée pour Alfonso Palin. Et aussi, parfois, gueule simiesque pour l’enfant-loup. Ce dernier était terrifiant. Un rictus déformait son visage. Comme un hameçon qui lui aurait tiré toute la figure d’un côté. La narration perdait alors toute cohérence. Les symptômes d’autisme revenaient en force.