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Puis l’expression changeait encore et les mots retrouvaient leur logique.

Jeanne imaginait : le soir, dans son cabinet, Antoine Féraud libérait ses personnalités. Jouait chaque rôle. Des identités se reflétant comme des miroirs déformants. Des vraies séances de catharsis. C’était une de ces séances qu’elle avait enregistrée, un soir de juin...

Ces aveux n’apprirent rien à Jeanne. Elle connaissait chacun des épisodes — et soupçonnait Féraud de mentir encore. De se conformer à la version qu’ils avaient patiemment élaborée tous les deux au fil de leur enquête. Le schizophrène préservait encore des angles d’ombre dans son histoire.

En vraie juge d’instruction, elle se concentra sur son dossier. Les faits qui entraient dans son territoire de saisine. Celui qu’elle s’était fixé elle-même à la mort de François Taine.

— Les meurtres parisiens, souffla-t-elle, pourquoi ?

La voix éraillée du père répondit en français, avec un fort accent :

— Simple convergence d’événements. Notre peuple était menacé.

— Nelly Barjac et Francesca Tercia représentaient un danger pour votre secret. Mais Marion Cantelau ? Qu’a-t-elle à voir là-dedans ?

— Elle avait surpris nos... symptômes.

— Où ?

— À l’institut Bettelheim.

— J’ai vérifié. Joachim n’a jamais séjourné là-bas. Alfonso Palin sourit et releva sa mèche. Antoine Féraud.

— Aucun de nous n’y a été soigné. Mais moi, j’y soigne les autres. J’assure là-bas une consultation. L’autisme me passionne. C’est compréhensible, non ? Je peux faire bénéficier les autres de mon expérience...

Quelle conne. Elle s’était focalisée sur la liste des enfants soignés à Bettelheim. Jamais elle n’avait vérifié la liste du personnel soignant. Si elle l’avait fait, elle aurait tout de suite remarqué le nom d’Antoine Féraud. Encore une leçon.

— Un jour, Marion m’a surpris en pleine crise. Elle a compris que je souffrais moi-même du syndrome d’autisme...

— Et que tu étais un imposteur. Joachim a peut-être une formation d’avocat et de paléo-anthropologue, mais Antoine Féraud n’est pas psychiatre. Antoine Féraud n’existe pas.

— Tu sais ce qu’on dit, fit-il en souriant, un psychiatre, c’est un fou qui a raté sa vocation...

— Nelly Barjac, comment l’as-tu connue ?

— Joachim. Je l’ai rencontrée lors d’un colloque sur le patrimoine génétique des peuples d’Amérique latine. Plus tard, elle m’a appelé et m’a parlé de l’échantillon sanguin de Manzarena. Elle savait que je venais du Nordeste argentin. La même région que le fragment...

— Francesca Tercia.

— Francesca était une amie de longue date. Je l’ai connue à l’UBA, en cours de paléo-anthropologie. Avec Jorge De Almeida. Nous étions dans la même classe.

La cerise sur le gâteau. Si elle avait regardé plus attentivement la photo de groupe sur le campus — celle où De Almeida avait écrit « te quiero » —, elle aurait reconnu... Antoine Féraud lui-même. Merde. Merde. Merde. Elle possédait donc les indices, depuis toujours ou presque.

— Elle aussi m’a parlé. Le crâne. Les fouilles de De Almeida. Mais je ne savais pas qu’elle travaillait à une sculpture...

Jeanne cochait mentalement chaque cas, chaque histoire. Les faits ne différaient pas tellement de ce qu’elle avait imaginé.

— François Taine.

— Lui, c’est encore plus simple. Il nous a appelés.

— Lequel d’entre vous ?

— Joachim Palin. Il avait comparé les agendas électroniques de Nelly Barjac et de Francesca Tercia. Le nom de Joachim s’y trouvait sur les deux. Il m’a téléphoné le dimanche matin. Il était à son bureau. On s’est donné rendez-vous dans les jardins du Luxembourg. Il avait déjà appelé Eduardo Manzarena à Managua. Daniel Taïeb à l’institut agronomique de Tucumán. Il avait compris que la clé des meurtres était une possible découverte paléontologique dans le Nordeste argentin. J’ai dû lui rendre visite, le soir même...

Jeanne s’appuya contre le mur. Son dos poissait de sueur malgré l’air conditionné. Elle avait vérifié la liste des appels passés de son portable mais pas de son cabinet — encore une faute. La suite se passait de commentaires. Joachim avait fini le ménage au Nicaragua. Puis il était retourné aux sources... En sa compagnie.

Un détail, un seul, ne cadrait pas.

— Le lundi 9 juin, reprit-elle, Antoine Féraud a pris un vol pour Managua, via Madrid. Le soir, j’ai été attaquée dans son cabinet par Joachim. Vous êtes plusieurs mais vous ne possédez pas le don d’ubiquité.

Le psychiatre sourit. Avec ses yeux rouges, il paraissait sorti d’un film d’horreur des années soixante où les vampires sont de jolis garçons assoiffés de sang.

— Nous avons réservé le vol mais nous ne l’avons pas pris.

— Pourquoi ?

— À Roissy, nous sommes tombés sur l’édition du Monde de l’après-midi. Le journal évoquait la mort de Taine. L’article parlait aussi d’une magistrate qui avait risqué sa peau dans les flammes. Il y avait sa photo. Nous t’avons tout de suite reconnue. La jeune femme du Grand Palais. Qui nous avait donc copieusement menti. Nous sommes revenus. Nous t’avons guettée au TGI de Nanterre. Nous t’avons suivie jusqu’à la rue Le Goff. Nous avions choisi la manière douce pour toi. Féraud et son discours charmeur... Mais Joachim, l’enfant de Campo Alegre, a pris le pouvoir. Et tu nous as échappé... Nous sommes partis le soir même pour Managua. Après tout, que pouvais-tu contre nous ?

— Pourquoi m’avoir épargnée ensuite ?

— Appelons ça... de la curiosité. Et même de l’admiration. Quand nous t’avons vue, avec les flics nicaraguayens, chez Manzarena, nous nous sommes dit que tu n’étais pas une adversaire ordinaire.

— Mais j’aurais pu être un obstacle.

— Durant la préhistoire, les hommes qui peignaient au fond des grottes utilisaient les fissures, les accidents de la roche. Ils les intégraient dans leur fresque. Tu as été notre accident. Nous avons décidé de t’utiliser. De t’intégrer dans notre fresque. Tu pouvais nous servir à mieux nous connaître. À découvrir des éléments de notre histoire que nous ignorions nous-mêmes.

Son angoisse montait maintenant en puissance. Des tremblements la secouaient. La vérité la traversait comme la lumière traverse une plante.

— Maintenant ?

— Nous sommes parvenus dans la forêt, ma belle. Le lieu de l’unité. Et du sacrifice.

Un, deux, trois..., compta Jeanne dans sa tête. Elle aussi était parvenue à sa source. Depuis la mort de sa sœur, elle était destinée à cette quête.

Traquer le mal dans la forêt de silence.

Trouver la vérité au fond des ténèbres.

La lumière noire était désormais là, entre ses mains.

— Ton peuple ? murmura-t-elle. (Les mots tremblaient entre ses lèvres.) Où est-il ?

— Mais il est là, autour de moi... Les Non-Nés...

Une à une, les ombres apparurent dans la pièce, se glissant par la porte. Un seul regard lui suffit pour reconnaître la supercherie. Il ne s’agissait pas d’un peuple primitif. Seulement d’infirmes couturés, blessés, couverts de débris de feuilles et de fragments d’écorces, marchant d’une démarche maladroite.