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Détente. Rien. Elle hurla. Le cran de sûreté. Elle l’avait oublié. Coup de pouce vers le bas. La mâchoire revint encore une fois, avec la force d’une torsion de branche.

Jeanne bloqua sa respiration. Visa. Tira. Le crâne se troua d’une troisième orbite. Jeanne tira encore. Et encore. Trois trous sanglants dans le crâne de buffle. L’ennemi s’écroula.

Jeanne recula, toujours assise. Couverte du sang qui avait giclé par les orifices du crâne. A moins que cela ne fût sa propre blessure qui coulât encore... Elle roula à nouveau parmi les herbes et tira par maladresse. Une balle pour rien. Elle se remit debout. Surtout, ne pas s’éterniser... Les coups de feu avaient prévenu les autres.

Nouveau départ. A cette allure, elle pouvait couvrir les cinq heures de route en trois heures. Elle avait tâté sa blessure. Superficielle. Elle pouvait s’en sortir. Bon Dieu, elle le pouvait...

Le couloir végétal s’ouvrait devant elle. Un tunnel vert et rouge qui parfois s’étiolait en joncs et roseaux clairs, puis replongeait dans ses tons d’émeraude. Jeanne pensait à ses munitions. Elle avait tiré quatre balles. Il lui en restait douze. Ses autres chargeurs n’étaient plus dans sa veste. Perdus dans l’une ou l’autre chute.

14 heures.

Elle avalait les kilomètres sans réfléchir. Un seul fait l’inquiétait : pas un seul chasseur à l’horizon. Que préparaient-ils ? Des pièges ? Voulaient-ils la capturer vivante ?

15 heures.

L’espoir était revenu. Une molécule mystérieuse circulait dans son sang, ses fibres, ses neurones — et lui donnait une énergie redoublée. Elle allait y parvenir. Elle allait...

Elle s’arrêta net.

Ils étaient là. A trente mètres. Bloquant le chemin et ses alentours. Se déployant parmi les arbres, les souches, les lianes. Vêtus de hardes, hirsutes, déformés, couturés, ils portaient des parures sauvages. Des crânes d’animaux sur la tête. Des ossements humains autour du cou. Des petites choses organiques séchées, enfilées sur des lanières de cuir, en bandoulière sur le torse. Avec la lumière verdâtre qui leur tombait dessus, ils ressemblaient à des reptiles.

Jeanne brandit son 9 mm. Le geste lui procura un certain réconfort. Celui de la violence de la civilisation, supérieure à celle de l’animal.

Les hommes-reptiles ne bougeaient pas. Ils tenaient des armes grossières, sculptées dans des os, du bois, de la pierre. Jeanne partit sur la droite, s’enfouissant parmi les feuillages. Elle savait qu’elle ne devait pas s’écarter de la piste mais peut-être pouvait-elle les semer parmi cette végétation et pratiquer une large boucle, jusqu’à retrouver le chemin du salut. On avait le droit de rêver...

Elle tomba parmi les joncs. Elle continua à quatre pattes, barbotant dans les mares stagnantes et les jacinthes d’eau. Une clairière semi-immergée s’ouvrait devant elle. Elle se releva. Perdit à nouveau son aplomb. Elle n’avait plus aucun sens de l’équilibre. Que se passait-il ?

Alors, elle comprit.

Elle ne fuyait pas la piste. C’était la piste qui la fuyait. La terre spongieuse se mouvait sous ses pieds. Les embalsados. Les îlots flottants. Elle était au cœur d’un de ces méandres instables dont lui avait parlé Beto.

En guise de confirmation, elle aperçut, au-dessus des bosquets, d’autres îles qui filaient. A leur bord, les Non-Nés se tenaient debout. Leurs pirogues étaient des langues de nénuphars et de roseaux. Les hommes archaïques paraissaient capables de les diriger. Des âmes errantes sur des terres errantes...

Ils la visaient maintenant avec des arcs d’os. Sans réfléchir, elle braqua son bras armé perpendiculairement à son torse et tira. La détonation pétrifia les ennemis. Il lui était impossible de viser. Son île dérivait et lui interdisait toute stabilité. Mais elle tira, et tira encore. Pour les effrayer.

Un sifflement sur sa gauche. Puis sur sa droite. Les flèches. Malhabiles. Imprécises. Le manque de stabilité désavantageait aussi l’ennemi. Elle s’accroupit. S’allongea, ventre dans l’eau, et noua ses deux mains pour trouver un meilleur appui. Détente. Détonation. Détente. Détonation. Elle ne voyait rien. Les arbres, les roseaux, les lianes passaient au fil de l’eau à mesure que les terres se dispersaient, se dilataient.

Elle allait bientôt être à cours de munitions. Surtout, elle savait que la mort rapide qu’elle évitait à chaque flèche ne la dispensait pas de l’autre mort : la dérive de son île. Si elle s’éloignait trop de la piste, si elle laissait le paysage se transformer et se reformer d’une autre façon, elle ne retrouverait jamais son chemin.

Elle recula en rampant, se releva, crut reconnaître, au loin, la ligne de palmiers et de caroubiers qui marquait le bord de la piste. Si elle s’orientait dans cette direction, sautant d’île en île, elle pourrait retrouver la terre ferme. Sans hésiter, elle prit son élan et sauta. Une grenouille sur ses nénuphars. Une grenouille qui n’aurait pas su, à chaque bond, si la surface de réception allait tenir le coup. Elle sautait. Rebondissait. Les flèches sifflaient autour d’elle.

Elle rejoignit la berge.

Et retrouva la piste de latérite.

Coup d’œil derrière elle. Les Non-Nés dérivaient toujours sur leurs pirogues végétales. A tort ou à raison, elle se sentit hors d’atteinte. Elle consulta à sa montre. 15 h 30. L’objectif — la lancha — était toujours accessible. Tout en courant, elle éjecta le chargeur du 9 mm pour mesurer l’ampleur du gaspillage. Il ne lui restait plus qu’une seule balle.

Elle retrouva son rythme. Palmes, fougères, roseaux... Et le rouge sang de la terre. Combien de kilomètres lui restait-il à parcourir ? Aucune idée. Pas plus qu’elle ne savait si d’autres spécimens dégénérés étaient sur ses pas...

Bruissements d’herbes et de feuillages aux quatre coins de la plaine. C’était la réponse. Les frottements, les craquements se répétaient parmi les roseaux, les ajoncs, derrière les arbres. Les assaillants ne prenaient aucune précaution en avançant. Ils lui faisaient volontairement peur. Ils savaient que son pire ennemi, c’était sa trouille. Cette trouille qui allait la paralyser. Lui faire perdre ses derniers moyens.

Ou bien alors, c’était une battue.

Ils la forçaient à se diriger vers un piège...

Elle courut encore. Tout droit. Elle repéra un arbre dont le tronc se divisait à environ deux mètres de hauteur, creusant un refuge idéal pour se cacher. Elle se précipita, agrippant les lianes pour monter. Se ravisa. La planque était trop belle. Les Non-Nés remarqueraient que ses empreintes finissaient ici. Ils n’auraient qu’à scruter les arbres autour d’eux pour repérer sa cachette.

Elle se souvint de bouquins qu’elle avait lus sur les affrontements entre snipers solitaires durant les conflits majeurs du XXe siècle. Une des ruses favorites de ces chasseurs était de trouver une planque — mais de ne pas s’y cacher. Ils la surveillaient au contraire, de loin, sachant que l’ennemi s’en approcherait, croyant y surprendre l’adversaire...

Jeanne recula dans la boue, plaçant ses pas dans ses propres empreintes, et s’écarta de la piste, s’enfouissant dans une jonchaie qui la dépassait de plusieurs têtes. Elle découvrit un autre refuge possible. Moins accessible, mais offrant aussi une niche à quelques mètres de hauteur. Un fut noir, brûlé, qui se creusait en une cavité en S avant de déployer ses branches et ses feuillages. Elle s’accrocha aux lianes qui couvraient le tronc calciné. En quelques tractions, elle était à hauteur de la crevasse. Elle s’y enfonça et se recroquevilla façon fœtus, évitant de penser à toutes les bestioles, insectes et parasites, qui rampaient là-dedans.