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Jeanne, alors, avait noté les prémices d’une évolution. Un phénomène qui avait commencé dès le lundi soir... D’une certaine façon, le premier enregistrement avait été d’une violence salutaire. Une catharsis. Douloureuse, mais libératrice. Elle devait passer son chemin.

Maintenant, un autre processus se profilait. Mue par une curiosité malsaine, Jeanne s’était laissée aller, dès le mardi, tout en mangeant son riz debout dans son salon, à écouter les autres séances sur son ordinateur. Les voix. Les secrets des patients.

Ainsi, un passage l’avait frappée. Un prêtre qui devait avoir la cinquantaine :

« Ma foi décline, docteur. Je ne peux en parler qu’à vous. Ma conviction régresse... C’est comme si elle se consumait. Une mèche qui brûle, mais qui s’arrête toujours à un certain point...

— Quel point ?

— Je crois à tout, disons, jusqu’à la mort du Christ. Ensuite, ça ne passe plus. Impossible d’adhérer aux miracles ultérieurs. La réincarnation. Le retour de Jésus parmi ses apôtres. Impossible.

— Votre foi s’arrête donc à la crucifixion ?

— La crucifixion, c’est ça. » Silence.

« Vous êtes né dans une famille nombreuse, non ?

— Sept frères et sœurs. En Alsace. Nous en avons souvent parlé : j’ai eu une enfance heureuse.

— Mais votre père préférait systématiquement le nouveau-né.

— Docteur, ça n’a jamais été un problème pour moi. J’étais l’aîné. Je comprenais ce penchant de mon père. D’ailleurs, ma foi a été précoce. Une foi qui m’a comblé et m’a fait partir très tôt de chez moi. »

Antoine Féraud ne fait aucun commentaire. Le prêtre claque des lèvres. Il a sans doute la gorge sèche. Jeanne connaissait bien cette sensation. A force de parler la tête sur le coussin, on n’avait plus de salive dans la bouche et trop de sang dans la tête.

« Une foi qui s’arrête à la crucifixion du Christ, répète Féraud.

— Et alors ?

— Vous vous souvenez des dernières paroles de Jésus, non ? » Nouveau silence. Puis la voix du prêtre qui prononce, vaincu : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonne ? »

Jeanne souriait, picorant toujours son riz blanc dans son bol. Bien joué, Féraud... Elle imaginait le cabinet. Les parquets vernis. Un kilim marocain. Des tons mordorés. Des livres sur des étagères. Un fauteuil près du divan, dos à la fenêtre. Un bureau à l’oblique, plus loin encore.

Toutes les séances n’étaient pas intéressantes. Mais toujours variées. Il y avait les pressés, qui finissaient avant l’heure. Les volubiles, qui parlaient à jet continu. Les silencieux, qui laissaient échapper un mot ou deux par minute. Les rationnels, qui n’en finissaient pas d’échafauder des analyses, d’organiser leurs souvenirs, leurs fantasmes. Les poètes, qui se berçaient de mots et d’émotions. Les nostalgiques, qui s’épanchaient sur leur passé avec des inflexions mélancoliques. Les récalcitrants, qui venaient à regret et dont chaque séance paraissait être la dernière...

Elle écoutait. Et écoutait encore.

« Je ne cesse de me masturber en pensant à elle, dit une voix grave. Pourtant, je l’ai larguée comme une malpropre l’année dernière. Et je ne la touchais plus depuis trois ans ! Pourquoi ce désir soudain ? Pourquoi cette obsession, alors que je ne voulais plus entendre parler d’elle ?

— Votre plaisir ne réside pas dans cet acte masturbatoire, dit Féraud. Votre plaisir est dans votre culpabilité. En vous masturbant, vous caressez votre remords et non le corps de cette femme. Ce que vous aimez, c’est votre délit. Vous êtes coupable et vous aimez ça. C’est ça qui vous fait jouir. »

Jeanne s’amusait comme une folle. Elle connaissait par cœur ces discours de psy. Deux années qu’elle se farcissait ce genre de répliques, toujours à contre-pied, toujours énigmatiques, mais qui tombaient juste parfois. En tout cas, qui vous forçaient à réfléchir, à vous enfoncer dans vos propres ténèbres, pour y chercher une vérité nouvelle.

Ce qui l’envoûtait le plus, c’était la voix d’Antoine Féraud. Médium, mais virile. Avec quelque chose de rauque dans le timbre. Son élocution était particulière aussi. Une lenteur solennelle, qui donnait un rythme, une gravité à chaque mot. Et surtout, il y avait la douceur. Sa voix possédait une inflexion suave, envoûtante, qui était un baume pour l’âme...

En trois disques — lundi, mardi, mercredi —, Jeanne avait déjà profité des bienfaits de cette voix. Elle avait mis au point un rituel. Chaque soir, elle se plongeait dans l’obscurité, s’installait sur son canapé et chaussait un casque audio. Enfouie dans la nuit, elle s’imprégnait de cette douceur, de cette séduction. La voix s’insinuait en elle et faisait levier, lui ouvrant les côtes, laissant respirer son cœur, qui semblait se dilater sous l’effet du timbre...

La veille au soir, Jeanne avait même senti quelque chose craquer en elle. Une poussée trouble... Elle avait glissé la main dans son boxer et s’était caressée au fil des séances. Regrettant déjà de tout salir. De souiller cette voix qui lui inspirait un pur sentiment...

Le jeudi 5 juin au matin, elle s’éternisait sous sa douche et s’engueulait à voix basse. Se masturber en écoutant la voix d’un psy, seule chez soi, dans le noir. Vraiment pathétique...

Elle s’essuya. Se peigna. La buée du miroir s’estompait. Elle n’était pas pressée de voir sa gueule. Les traits tendus. Le teint livide. Elle était belle, malgré tout. Visage mince. Peau blanche, pigmentée de rousseur. Pommettes hautes. Et ces yeux verts qui, dans les bons jours, brillaient comme des agathes. Une fois, Thomas l’avait comparée à l’absinthe, boisson interdite aujourd’hui, qui faisait fureur au XIXe siècle et qu’on surnommait « la fée verte ». On faisait fondre un sucre à la flamme au-dessus du verre d’alcool vert pâle. Thomas, qui n’était pourtant pas un poète, avait noté les similitudes. Le vert pour les yeux. La flamme pour la rousseur. Quant à l’ivresse... Ce soir-là, il avait murmuré : « Tu es ma fée verte... » La métaphore s’était finie au lit. Jeanne était certaine qu’il avait pompé tout ça dans un magazine mais elle en conservait tout de même un souvenir ému.

Elle sortit de la salle de bains, les cheveux humides. But le café qu’elle s’était préparé. Grignota une tartine de pain complet. Avala sa dose habituelle d’Effexor 0,75 mg. Ouvrit son dressing et choisit ses vêtements d’un coup d’œil, comme on choisit un uniforme.

Jean blanc.

Chemisier blanc à motifs noirs. Veste en lin.

Et des chaussures Jimmy Choo, pointues comme des poignards.

Elle attrapa ses clés, son sac, son cartable — et claqua la porte avec violence.

Au boulot, maintenant.

Dossiers. Auditions. Confrontations.

Et plus question de conneries de voix sans visage, de baume mental, de caresses nocturnes.

9

DÈS QU’ELLE PARVINT à son étage, au TGI, elle comprit que quelque chose clochait. Deux flics se tenaient, de dos, dans le couloir. Carrures d’athlète. Brassards rouges. Automatique à la ceinture, bien en vue. Du sérieux.

L’un d’eux se retourna. Elle reconnut le visage mal rasé, un peu joufflu, du capitaine Patrick Reischenbach, chef de groupe à la Crime. Ses cheveux étaient toujours luisants de gel. D’un geste rapide, elle tenta d’ébouriffer sa propre chevelure encore humide. En vain.

— Salut, dit-elle en souriant. Qu’est-ce que vous foutez là ?

— On vient chercher Taine.

Jeanne allait demander des précisions quand Taine en personne sortit de son bureau, rasé de frais, enfilant sa veste, tenant son cartable de cuir d’une main. Sa greffière était sur ses pas.