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— L’autre sens ?

— En partant du cannibalisme. C’est fou le nombre de sites qui traitent du sujet. Tous en anglais. Des forums, des chats délirants, des annonces pour participer à une séance de dépeçage, des recettes à base de chair humaine. Et même des candidats pour servir de plats aux cannibales amateurs ! C’est dingue. Des milliers de gens veulent se faire bouffer.

C’étaient les mots exacts qu’Armin Meixves, le « cannibale de Roteburg », avait prononcés au moment de son procès. Cet homme, qui rêvait de dévorer un congénère, avait trouvé en 2001 un volontaire sur Internet, Bernd Juergen Brandes.

Dans la nuit du 9 au 10 mars 2001, Meixves lui avait coupé le pénis devant une caméra. Ils l’avaient mangé ensemble puis Meixves avait égorgé, dépecé et mangé Brandes, commentant à voix haute ce qu’il faisait à destination de la caméra.

— Résultat ? poursuivit Taine.

— Rien. Que du bluff, à mon avis. Et c’est difficile de retracer les auteurs de ces conneries. En tout cas, aucune trace de Marion Cantelau, la victime. Elle n’avait rien à voir avec ces givrés. Non, pour moi, elle s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Comme d’habitude.

— Je pense plutôt que le type la suivait depuis pas mal de temps.

— On est d’accord. Mais au départ, elle a seulement eu la malchance de croiser sa route.

— Et les empreintes ? l’ADN ? On a ses paluches partout, si je me souviens bien. Sa salive...

— Et sa merde.

— OK. Alors ?

— Rien. Pour les empreintes, il n’est pas fiché. Pour l’analyse ADN, il est trop tôt pour les résultats. Mais a priori, on n’aura rien non plus. S’il ne prend aucune précaution, c’est qu’il n’est répertorié nulle part.

Le juge demanda un ton plus bas :

— La fille d’aujourd’hui, on a prévenu sa famille ? Reischenbach désigna son voisin au volant de la Peugeot.

— Leroux va s’en occuper. Je le sens en forme aujourd’hui.

Le conducteur maugréa puis tapota de l’index l’écran du GPS.

— C’est bon, grogna-t-il. On y est.

10

LES LABORATOIRES étaient situés dans une zone industrielle isolée. Des blocs puissants, tout en vitres et ciment, des bâtiments en préfabriqué, des hangars de fibre de verre. Chaque édifice disposait de plusieurs hectares de superficie : des terrains herbus, boueux, percés de flaques. Tout était désert.

Leroux ralentit aux abords d’une longue construction de deux étages aux fenêtres en série. L’enseigne indiquait : « laboratoires pavois. » L’immeuble était cerné par des fourgons de police, des voitures banalisées, des ambulances. Jeanne frissonna. Les lumières bleues des véhicules voletaient par intermittence, rebondissant contre les nuages chargés de pluie, frappant les vitres de la façade, pour y dégouliner ensuite comme de la peinture brillante. Des dos luisants, en ciré, allaient et venaient dans les bourrasques grises. Des rubans jaunes de non-franchissement délimitaient le cercle de l’enfer.

Ils stoppèrent à cent mètres du bloc et descendirent de voiture. L’air était chaud et visqueux. Les rafales s’obstinaient, se plaquant sur leurs flancs comme des paquets d’embruns. L’allée asphaltée était couverte de boue. Jeanne, en talons, manqua de tomber et s’appuya sur le bras de Taine. Ils marchèrent courbés jusqu’à la porte d’entrée, alors que Leroux brandissait sa carte pour franchir les barrages. Jeanne était désorientée. La flotte. La boue. L’atmosphère industrielle. Elle n’imaginait pas ainsi un laboratoire d’amniocentèse, lieu stérile par excellence.

Un capitaine de la brigade territoriale vint à leur rencontre. Le substitut du procureur était déjà reparti. On attendait Taine avant d’embarquer le corps. L’officier enchaîna avec un topo rapide sur la victime. Rien de neuf par rapport au briefing de Reischenbach.

— Faut passer sur la droite, prévint-il en tendant le bras. L’entrée du parking est à l’arrière de l’immeuble. Je vous préviens, c’est plutôt... gore.

Des flics se matérialisèrent. Des parapluies claquèrent. Ils contournèrent l’immeuble entre les allées de troènes. Chacun glissait et pataugeait sur le bitume. La scène avait un côté comique mais le plus ridicule, c’était encore Jeanne juchée sur ses Jimmy Choo, avec sa veste trempée et son jean blanc maculé qui ne ressemblaient plus à rien.

— On va entrer par là, fit le capitaine en désignant une rampe de béton qui plongeait dans les ténèbres. Le rideau de fer est ouvert. Sinon, on doit pénétrer dans l’immeuble et emprunter l’ascenseur. Faut des badges, des codes. Le labo est un vrai bunker.

Jeanne et Taine se regardèrent. Comment le tueur avait-il fait, lui, pour entrer ? L’eau de pluie s’engouffrait dans le boyau par vagues sombres, bruissantes. L’air était si humide qu’on respirait des vapeurs d’eau. Elle avait l’impression de pénétrer dans une grotte surchauffée. Un lieu secret, immémorial, d’où auraient jailli des légendes urbaines.

Le parking était bas de plafond, ponctué de colonnes. Pas de voitures, à l’exception d’une Smart cernée par un ruban jaune de non-franchissement. Sans doute la bagnole de la victime. Des flics, toujours en ciré, sillonnaient le lieu, balayant le sol avec les faisceaux de leurs torches.

— Faut descendre encore, fit le capitaine. Deuxième niveau. Un mec de la mairie est venu nous expliquer le rôle de ce sous-sol mais j’ai rien compris. Le parking abrite un système d’écoulement qui date des années soixante et qui draine toute l’eau de la zone industrielle. Vous voulez des masques ? Ça pue grave en bas.

Les visiteurs déclinèrent l’offre. Nouvelle rampe. Ils croisèrent les premiers techniciens de la PTS — police technique et scientifique — en combinaison blanche marquée de la mention « identité judiciaire ». Leurs projecteurs balayant le sol, ils photographiaient des détails, collectaient des fragments dans des sacs à scellés.

Ils atteignirent un sas de ciment surveillé par deux plantons. Tous les flics d’Ile-de-France semblaient avoir été appelés ici. A leurs pieds, des déchets, des papiers, des chewing-gums s’amoncelaient, charriés par l’eau qui coulait jusqu’ici et passait sous la porte.

On déverrouilla la paroi. Ils enjambèrent les détritus et empruntèrent un escalier de ciment. Jeanne s’appuya encore sur l’épaule de Taine. Une lampe tempête avait été fixée au plafond. Malgré cette source, les ténèbres étaient si épaisses qu’elles semblaient matérielles. Infranchissables.

— Y a quinze bons mètres de dénivellation pour arriver au fond. Il a dû la porter sur son dos...

Une odeur d’égout s’élevait, pleine de relents écœurants. Des effluves d’huile et d’essence flottaient aussi. Ainsi qu’une puanteur aiguë, prégnante, qui refusait de se mélanger. Un remugle de cochon grillé.

— C’est quoi cette odeur ? demanda Jeanne.

Le capitaine se tourna vers elle avec méfiance. Depuis le départ, il avait une question sur les lèvres. Deux juges d’instruction pour une seule affaire, c’était un de trop...

— Le tueur, fît-il à l’attention de François Taine. Il a cuit certains fragments du corps. Mais il y a autre chose.

— Autre chose ?

— On a retrouvé des restes bizarres. Selon les techniciens, ça pourrait être du suif.

— Qu’est-ce que vous appelez du suif ?

— De la graisse animale. Ça brûle bien, il paraît. Et longtemps. Le tueur s’est éclairé comme ça. Les techniciens vous expliqueront. C’est par ici.

Nouvelle porte. Quelques marches. Et le choc. Une pièce aveugle de deux ou trois cents mètres carrés au plafond mansardé. Des murs de ciment noir maculés d’humidité. Un sol brillant d’écoulements. Une vraie caverne datant d’une ère nouvelle. Celle du béton et de l’essence. Il y avait eu l’âge du fer. L’âge du bronze. Maintenant, c’était l’âge du pétrole.