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— Je sais pas ce qu’il te faut.

— Soyons clairs, reprit Jeanne. La femme est vivante quand il la suspend ?

— Bien sûr. Pour que le sang jaillisse, il faut que le cœur fonctionne.

Taine secouait la tête en silence. Ses traits exprimaient un dilemme. Il paraissait à la fois vouloir mener son enquête jusqu’au bout et en même temps se casser au plus vite. Se foutre la tête sous sa couette et oublier tout ça.

— Ensuite, poursuivit Langleber, impassible, il lui ouvre le ventre. Il attrape les entrailles à pleines mains et les tire hors du corps. Le côté « tripailles » du menu et...

— On a compris.

— Comment lui ouvre-t-il l’abdomen ? demanda Jeanne. Avec quelle arme ?

— Un truc rudimentaire. J’attends les résultats de l’anapath pour la première. À mon avis, on obtiendra des particules. Métal ou pierre. Mais tout cela a l’air de remonter à l’âge des cavernes.

— Après ? Que fait-il ?

— Il laisse retomber le corps. Remballe ses cordes, ses crochets. Commence son festin. Vous avez vu la région du pubis ? Je pense qu’il dévore en priorité cette partie.

— Pourquoi « en priorité » ? fit Taine.

— Un feeling. En tout cas, il bouffe cette partie crue. Sans attendre. Alors qu’il fait cuire d’autres trucs. Il y a un lien d’urgence entre lui et la matrice féminine.

Son hypothèse revenait en force. Le tueur pouvait-il être une femme ?

— Ensuite, il arrache les quatre membres. A ce propos, votre client est d’une force prodigieuse. Pour moi, il brise les jointures des os et fait tourner le bras ou la jambe jusqu’à ce que l’articulation cède.

Non, pas une femme...

— Enfin, il prépare son feu et y fait cuire les morceaux de son choix. Bras, jambes, et quelques organes. J’ai pas eu le temps de faire le compte ici mais pour la première, il s’est enfilé le foie, les reins, et bien sûr le cœur. Essentiel, le cœur.

Taine se passa la main sur le visage. Il tenait toujours son cartable. A ses côtés, sa greffière ne bougeait pas. Modèle statue de sel. L’autorité que représentait le binôme paraissait obsolète, dérisoire.

— On est sûr qu’il est anthropophage ? reprit le magistrat. Je veux dire : il n’a pas pu emporter les... morceaux pour un autre usage ?

— Non. Pour le premier meurtre, j’ai pu étudier les restes du repas. Les os portaient des stries particulières. Des marques de dépeçage. D’autres os étaient brisés, pour mieux en extirper la moelle. Exactement comme le faisaient nos ancêtres préhistoriques. Il y a aussi une plaie particulière au sommet du crâne. Le meurtrier fracasse la boîte crânienne pour en sucer le cerveau. Je ne suis pas spécialiste mais je crois que c’est aussi une technique des hommes de Cro-Magnon.

Jeanne reprit la parole — le seul moyen de ne pas flancher, c’était de s’accrocher à ses propres questions :

— Et le suif ?

— C’est comme ça qu’il s’éclaire : il brûle de la graisse.

— On nous a parlé de « graisse animale ». De quel animal s’agit-il ?

— Qui vous a dit ça ?

Le capitaine de la brigade territoriale sortit du rang :

— C’est ce que m’ont dit les techniciens de la police scientifique.

— Ils se sont gourés. D’après les analyses de la première scène de crime, il s’agit de graisse humaine. Le meurtrier se sert sur place. Il découpe des parties de l’aine ou du ventre et les utilise comme des lanternes à combustion lente.

— S’il a déjà fait un feu pour son... festin, fit Jeanne, pourquoi a-t-il besoin de lanternes ?

— Pour mener son travail d’écriture.

Langleber attrapa un projecteur et le tourna vers l’un des murs. La paroi était couverte de hiéroglyphes. Des traits verticaux qui se compliquaient à chaque ligne. Des arbres en série, dont les branches ne dessinaient jamais les mêmes motifs. On pouvait aussi y reconnaître des hommes stylisés. Ou les signes d’un alphabet primitif.

Se reculant, Jeanne fut frappée par une dernière ressemblance, liée aux activités du laboratoire Pavois lui-même. Ces traits tordus pouvaient aussi représenter des paires de chromosomes, tels qu’ils apparaissent sur les caryotypes.

— L’IJ vous parlera de ces trucs, commenta Langleber. D’après ce que je sais, ils sont peints avec un sacré mélange. Sang, salive, excréments. Et de l’ocre. Que du bio, en somme.

L’ocre : Taine en avait déjà parlé au restaurant, la première fois. Jeanne demanda des détails à propos de ce matériau. Langleber balaya la question d’un geste — « On attend des résultats plus poussés »  —, puis conclut :

— On n’est pas près de piger ce que tout ça veut dire. J’ajouterais même que c’est fait pour. C’est le pharmakon, selon René Girard.

— Ne commence pas avec tes conneries, fit Taine avec humeur. Le légiste sourit. Son visage large et puissant aux yeux clairs dégageait une intensité particulière.

— « L’opération sacrificielle suppose une certaine méconnaissance. Les fidèles ne savent pas et ne doivent pas savoir le rôle joué par la violence... »

Taine ouvrit la bouche pour gueuler mais Jeanne lui posa la main sur le bras. Langleber reculait déjà, les mains dans les poches. Avec son polo, son jean délavé, ses mocassins, il semblait prêt à remonter sur son voilier.

— Salut, mes canards. Vous aurez mon rapport pour la première victime aujourd’hui. J’essaierai d’aller plus vite pour la seconde.

Langleber s’inclina et se dirigea vers les marches. Taine cracha :

— Quel connard...

— René Girard est un anthropologue, expliqua Jeanne. Il a écrit un bouquin très connu, La Violence et le Sacré.

— Vraiment ? ricana Taine.

Puis il monta la voix en désignant le corps à la cantonade :

— On peut emballer ça, oui ou merde ? Des hommes s’agitèrent. Jeanne continuait :

— Le bouquin explique comment les sociétés primitives régulaient la violence du clan par le sacrifice. Une soupape qui permettait à l’agressivité de s’échapper, aux tensions de se soulager. Le jaillissement du sang calmait les esprits.

— Et le « pharma-machin », c’est quoi ?

On glissait le corps dans une housse plastique.

— Le pharmakon désigne en grec une substance qui est à la fois le poison et son remède. Selon Girard, la violence jouait ce rôle parmi les peuples anciens. Soigner la violence par la violence... Qui sait ? Peut-être que le tueur veut sauver notre société du chaos.

— Conneries. Un dingue se prend pour un cannibale et on n’a pas la queue d’un indice. Voilà le topo.

— Salut. Je peux vous montrer quelque chose ?

L’homme qui venait d’apparaître était vêtu d’une combinaison blanche. Il abaissa sa capuche, produisant un froissement de papier. Ali Messaoud, responsable de l’Identité judiciaire. D’un geste, chacun se salua : tout le monde se connaissait.

Messaoud les guida vers l’emplacement du corps, marqué maintenant par des bandes adhésives.

— Regardez là.

Des traces noires s’égrenaient autour de la silhouette. Jeanne les avait repérées, pensant qu’il s’agissait d’éclaboussures sanglantes. A y regarder de plus près, c’étaient des fragments d’empreintes. Des formes courbes, tronquées, mystérieuses.

— Des empreintes de pieds, confirma Messaoud. De pieds nus, je précise. A mon avis, le cinglé se fout à poil et tourne autour de sa victime.

Taine avait déjà précisé ce détail. Jeanne imaginait maintenant un homme nu, arc-bouté au-dessus de sa victime avant de la dévorer. Un prédateur.